Panique morale: un concept à la dérive edit

29 février 2024

La « panique morale » est un concept développé par le sociologue britannique Stanley Cohen pour décrire ce qui se joue quand « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société ». Dans son livre de 1972, Folk Devils and Moral Panics[1], il observait notamment la couverture disproportionnée par les médias britanniques de quelques bagarres entre des groupes de jeunes, en 1964, sur la plage de Brighton. Devenu un classique, son livre a été réédité et enrichi, mais il n’a jamais été traduit en français. En revanche, depuis une douzaine d’années l’expression « panique morale » a trouvé sa place dans nos débats intellectuels et politiques. Mais elle est désormais utilisée dans un esprit très éloigné de la visée de Stanley Cohen. Là où le sociologue britannique cherchait à apaiser les débats sur la déviance sociale, ses héritiers français ont mis son concept au service d’une vision normative de la déviance politique et morale.

Les indignés des Sixties

Dans l’introduction à la troisième édition de son ouvrage (2011), Stanley Cohen note que « l’expression “paniques morales” est caractéristique de la fin des années 1960. Son ton résonnait particulièrement dans les sujets partagés par la sociologie de la déviance et les études culturelles qui émergeaient alors : délinquance, cultures, sous-cultures et styles jeunes, vandalisme, drogue et hooliganisme ».

La formule elle-même a d’abord été utilisée par Jock Young en 1971, mais Cohen observe que c’est dans les travaux de Marshall McLuhan sur les médias que Young et lui ont puisé leur inspiration. De fait, même si dès le XIXe siècle on peut repérer des représentations « paniquées » du social[2], le phénomène de « panique morale » est indissociable des effets d’amplification caractéristiques de l’ère des « mass media », comme on dit alors.

Le livre de Stanley Cohen est sous-titré The creation of Mods and Rockers, mais le sociologue cite d’autres exemples et en extrait un paradigme : ce qu’il cherche à décrire et expliquer est une réaction exagérée et irrationnelle, qui surgit à partir d’éléments montés en épingle par la presse jusqu’à prendre l’apparence d’un phénomène de société.

Une partie de la société britannique de la fin des années 1960 est animée par un mélange d’inquiétude et d’indignation, et les médias lui tendent un miroir grossissant. L’objet principal de cette inquiétude, ce sont des comportements perçus comme déviants et associés principalement aux jeunes des classes populaires d’abord (Mods et Rockers), puis à la jeunesse en général (cheveux longs, libération sexuelle, consommation de drogue, violence). Des « paniques morales » se produisent quand cette inquiétude se fixe sur un fait divers qui suscite une réprobation indignée, mêlée de peur et d’angoisse.

Les « indignés » des années 1960, ce sont les classes moyennes, la bourgeoisie, la génération des parents – qui pourrait parfaitement se retrouver dans le sévère et moralisateur « How dare you » de Greta Thunberg, admonestant un demi-siècle plus tard la même génération de baby-boomers inquiétants et forcément coupables.

On notera ici que cette indignation paniquée est aussi recherchée et cultivée par certains des « déviants » de l’époque, qui s’en amusent et, pour les plus habiles, détectent son potentiel marketing. Andrew Oldham, le manager des Rolling Stones qui se voulaient l’incarnation des déviances d’une génération, lance ainsi la fameuse phrase « Would you let your daughter sleep with a Rolling Stone? », destinée à épouvanter les adultes et les parents.

L’affolement sociétal ouvre enfin sur des formes plus politisées, notamment quand s’opère la jonction des phénomènes étudiés par Stanley Cohen avec d’autres facteurs d’inquiétude, comme l’immigration. Certains politiciens cherchent alors explicitement à paniquer l’électorat. En 1968, dans son fameux discours « Rivers of Blood », le parlementaire d’extrême droite Enoch Powell imagine un Royaume-Uni submergé par les étrangers à la fin du siècle, et suggère que ses électeurs songent déjà à quitter le navire. À l’autre bout du spectre politique, en Europe continentale, le terrorisme d’extrême gauche vise à déstabiliser les sociétés pour précipiter la révolution.

On peut ainsi repérer, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, une dynamique d’affolement du débat et des représentations, dont le livre de Stanley Cohen offre une remarquable clé de lecture. Non que la population soit en proie à la panique. Ce sont plutôt, au pluriel pour souligner leur caractère varié et ponctuel, diverses paniques morales qui se laissent repérer, comme un nouveau registre d’émotion sociale, grossie par la caisse de résonnance des médias de masse.

« Néo-réacs »

Les années 1980 voient un apaisement progressif du champ politique. Les phénomènes culturels et sociaux qui affolaient les parents de 1972 retombent. Tout comme le registre de la terreur politique s’estompe en Occident (avant d’y revenir en association avec le jihadisme), l’imaginaire de la « panique morale » s’estompe lui aussi, à mesure que les débats sociétaux perdent en intensité. Le terme, pour autant, ne disparaît pas du champ académique.

Un article de Chas Critcher[3], en 2008, dresse une brève revue de littérature. À la version britannique de Stanley Cohen[4] se sont ajoutées des études américaines dont la référence principale est le livre d’Erich Goode et Nachman Ben-Yehuda paru en 1994, Moral Panics[5]. Cet ouvrage met en relief différents modèles de paniques morales, autour de sept domaines principaux : sida, maltraitance des enfants, drogues, immigration, violence dans les médias, criminalité de rue et déviance des jeunes. Chas Critcher note dans son article que des critiques « expriment des réserves quant à la terminologie ambiguë des modèles, aux hypothèses sur les effets des médias, à la dynamique prédéterminée et au caractère trop vague des résultats. Certains préconisent la révision des modèles, d’autres leur abandon ». Mais Critcher considère que ces modèles ont contribué à valider empiriquement la présence étendue des paniques morales dans les sociétés démocratiques et capitalistes. Il suggère d’approfondir dans l’avenir l’analyse des paniques morales en faisant ressortir « trois thèmes sociologiques importants : le discours, le risque et la régulation morale ».

Ces discussions feutrées au sein du monde académique[6] vont perdurer, mais on assiste en quelques années à une diffusion spectaculaire de la formule, qui va profondément changer les termes du débat.

En France, c’est au début des années 2010 qu’elle resurgit en pleine lumière, avec les livres et tribunes des essayistes Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin sur ce qu’ils appellent les « néo-réacs »[7]. Leur thèse est assez simple : observant une droitisation de l’opinion dans les sociétés occidentales, ils l’attribuent à un ensemble de paniques morales (notamment « face aux populations issues de l’immigration islamique »). Et ils y voient moins une évolution de l’expérience sociale qu’un jeu de la droite conservatrice qui aurait imposé, avec la complicité des médias, une forme d’« hégémonie culturelle ».

Il y a ici une matrice d’analyse qu’on va retrouver par la suite. Là où Stanley Cohen observait une interaction complexe entre l’opinion et les médias dans ce qu’il analysait comme une construction sociale, Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin suggèrent qu’un agenda politique est à l’œuvre, dont les médias sont des relais : derrière la construction, il y a des acteurs, qui opèrent selon une logique gramscienne, une notion chère à Gaël Brustier[8]. Mais cette version française de la panique morale est marquée par d’autres influences : celle de Chomsky (Manufacturing Consent, 1988), du dernier Bourdieu (Sur la télévision, 1996) et des essayistes du Monde diplomatique comme Serge Halimi (Les Nouveaux Chiens de garde, 1997).

Dans cette séquence française se cristallise une deuxième configuration de l’usage du concept de panique morale, qui sort du champ strictement académique pour entrer dans celui des essais. Un des effets de cette sortie est le passage du pluriel au singulier : là où à la suite de Stanley Cohen la sociologie anglo-saxonne évoquait toujours des paniques morales, les essayistes français absolutisent le concept pour en faire une sorte d’état de la société. Cette deuxième configuration est marquée en outre par plusieurs traits : une politisation marquée à gauche, une vision gramscienne de l’hégémonie culturelle, et un faible crédit accordé à l’autonomie de l’opinion et à la rationalité du public.

C’est ici que ces analyses touchent à leurs limites. Tout d’abord les auteurs négligent les progrès, bien identifiés par les sociologues et les sondeurs, du libéralisme culturel et de la tolérance (baisse régulière du racisme et de la xénophobie, tolérance croissante envers les minorités sexuelles). Ensuite, du point de vue de la sociologie politique leur approche est assez rustique, pour ne pas dire rudimentaire. Les mouvements complexes de l’opinion sont réduits à de l’irrationalité et à de la manipulation.

Enfin, leurs travaux sont marqués par l’esprit de l’époque, notamment pour l’attribution du rôle du méchant. Les principaux coupables de cette entreprise de manipulation, ce sont les néoconservateurs américains, ces démocrates ralliés à Reagan à la fin des années 1970 : « ce sont eux, avec les théoriciens du thatchérisme, qui, sur la base d’un anticommunisme et d’un anti-gauchisme farouches, ont pensé et réussi à propager leur conception droitière dans les années 80 et 90... jusqu’à la flambée qui a atteint l’Europe continentale dans les années 2000 » (Voyage au bout de la droite).

Le lecteur l’aura compris, la « panique morale », dans cette configuration, n’est plus un simple concept sociologique. C’est une expression politisée. Elle est mobilisée pour disqualifier, en les rabattant sur un phénomène passionnel et irrationnel attisé par des acteurs porteurs d’un agenda néfaste, certains mouvements d’opinion ou certaines prises de position. Stanley Cohen avait repéré cette dérive et, dans la préface à la troisième édition de son ouvrage (2011), la liait au « refus délibéré des libéraux, des radicaux et des gauchistes de prendre au sérieux les inquiétudes du public ».

Plusieurs auteurs ont suivi les traces de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin. Ainsi Frédérique Matonti, dans un livre paru chez Fayard en 2021 : Comment sommes-nous devenus réacs ? Dans une interview la même année au Bondy Blog[9], elle résume sa pensée en déplorant une dénaturation du débat public. « L’omniprésence de ces discours est un symptôme de la modification plus générale des débats publics et des nombreuses batailles culturelles (à commencer par la lutte contre le racisme) que la gauche a perdues. Si l’on reprend toute la chaîne qui conduit de la production jusqu’à la diffusion des idées, les équilibres se sont considérablement modifiés depuis les années 1970. Des nouvelles règles du monde intellectuel à la concentration de l’édition et des médias, en passant par la transformation des partis politiques, tout est fait pour que les fast thinkers et les experts auto-proclamés triomphent et portent haut la voix de la réaction. »

Ces essayistes ont en commun une déploration de l’échec de la gauche en matière d’hégémonie culturelle, et une ignorance des mouvements réels de l’opinion vers plus de tolérance. Comme si, au fond, la réalité sociale comptait moins que le combat des idéologies pour la représenter, avec un horizon d’hégémonie (regrettée quand c’est la droite qui est censée l’emporter, souhaitée quand c’est la gauche). La notion de « panique morale », ainsi mobilisée, n’est pas simplement politisée. Elle est mise au service d’une vision adversative du débat public.

On pointera ici une différence avec la campagne contre les « nouveaux réacs », menée par Daniel Lindenberg sous l’égide de Pierre Rosanvallon en 2002, campagne qui visait principalement le monde intellectuel[10]. Chez Brustier et Huellin comme chez Frédérique Matonti, ce sont l’opinion et les opérateurs de l’espace public (les médias au premier chef) qui sont en cause. La première serait manipulée et irrationnelle, les autres seraient au service d’un agenda politique réactionnaire.

Sciences sociales en lutte

C’est dans ce champ déjà lourdement chargé qu’une troisième configuration émerge à la fin des années 2010. Elle se joue à la fois dans les mondes militants et dans le champ académique, et comme on va le voir il n’est pas toujours aisé de faire la différence.

Dans les mondes militants liés à la gauche radicale, l’expression de « panique morale » passe dans l’usage commun. Manon Boltansky, dans l’hebdomadaire L’Anticapitaliste (n° 631, 6 octobre 2022), écrit ainsi que Sandrine Rousseau déclenche chez ses adversaires politiques (et plus largement chez les hommes) une peur panique : « On peut parler, chez ces messieurs, d’une véritable panique morale. Sandrine Rousseau est devenue l’incarnation politique de la “panique woke”. Elle incarne la peur de la montée des idées et des mouvements féministes radicaux et, plus largement, progressistes, sur les questions de genre et de sexualité, comme sur la question écologique. Une peur panique qui n’est guère proportionnelle à la radicalité des idées que Rousseau défend sur ces questions d’ailleurs… ou sur d’autres. Mais, c’est déjà (toujours) trop ! Comme d’autres, Sandrine Rousseau a décidé publiquement de se mettre du côté des victimes et doit en “payer le prix” : harcèlement et vindicte publique. »

La mobilisation militante du concept de « panique morale » sert principalement à défendre une position ou une personnalité contre des critiques. La technique consiste à déplacer la focale du fait générateur de la réaction (ici les déclarations et la persona de Sandrine Rousseau) vers les critiques, invalidées tout comme ceux qui les portent par leur caractère panique. Ainsi le concept de panique morale rejoint-il le répertoire déjà large de la rhétorique politique, dans le registre bien connu de la disqualification de l’adversaire. Rien de nouveau sous le soleil.

Plus inquiétante est la façon dont le terme se diffuse en parallèle dans le champ académique et finit par être utilisé non plus pour analyser des phénomènes sociaux, mais pour qualifier ou plutôt pour disqualifier ceux qui en discutent, en les renvoyant à deux figures possibles : le « paniqué », ou « l’entrepreneur de panique ».

C’est principalement autour du « wokisme » et de la question identitaire que se joue cet ultime avatar de la panique morale.

En 2017, Laurence de Cock et Régis Meyran ont dirigé une collection de courts essais sur le thème des « paniques identitaires »[11]. Les deux éditeurs précisent leur définition, qui s’écarte de celle de Stanley Cohen par le rôle prépondérant conféré à certains acteurs et à leurs intérêts : « Une panique identitaire est causée par un groupe donné qui diffuse dans l’espace public un mélange de faits discutables et d’idéologies, avec l’objectif plus ou moins explicite de canaliser les peurs des individus, dans le but de convaincre le plus grand nombre de personnes de rejoindre leur groupe. »

Les auteurs réunis dans ce recueil insistent logiquement sur les « entrepreneurs » de ces paniques, sur les intérêts qui les animent, sur l’agenda politique qui est le leur. Le concept de Stanley Cohen s’en trouve appauvri : à l’analyse d’une interaction complexe entre un fait, un public, et les médias, les sociologues français des années 2010-2020 substituent le démontage d’une entreprise de manipulation. Cela n’est pas sans conséquence.

Tout d’abord le fait initial est occulté, il perd de son importance, ou se trouve réduit à une fake news (l’expression « un fait discutable », par exemple, laisse rêveur. Mais elle est bien dans l’esprit de 2017 : en janvier de cette même année, Kellyanne Conway, conseillère du président américain Donald Trump, évoque des « alternative facts »).

Ensuite, le public est réduit à une position passive, celle de la crédulité ou, dans une perspective marxiste, de l’aliénation. Son opinion perd donc toute signification propre.

Enfin, l’importance conférée à la figure de l’« entrepreneur » (un terme mobilisant le double registre de l’entreprise capitaliste et de la société du spectacle) et à son agenda politique va de pair avec une vision assez souple des caractéristiques requises pour être rangé sous ce label. On attendrait Enoch Powell ou ses équivalents modernes, on tombe sur Christophe Guilly et Laurent Bouvet. Or ces auteurs ne sont en rien des « entrepreneurs de panique », mais des intellectuels participant au débat public. Ils considèrent, à l’encontre de l’hypothèse d’une simple « panique morale » impliquant l’aliénation de ceux qu’elle concerne, que ce sont les choix raisonnés et à forte dimension culturelle des acteurs qui guident leurs conduites. Et que ces choix peuvent s’expliquer par des raisons intrinsèques, et non comme étant le produit d’un affolement irrationnel produit par une presse ou des agents malintentionnés.

Ce recueil de textes voit ainsi un redoublement de l’usage disqualifiant du concept de panique morale. Il disqualifie à la fois le public (forcément manipulé et facilement en proie à la panique identitaire) et les personnalités académiques ou intellectuelles qui tentent de rendre raison de ses comportements et de ses inquiétudes (ces personnalités se font les acolytes des entrepreneurs de panique identitaire). En termes d’épistémologie des sciences sociales, la dénaturation du concept forgé par Stanley Cohen débouche ici sur une impasse. La réalité sociale est doublement évacuée, une première fois comme une construction fallacieuse, une seconde fois comme l’objet d’une analyse illégitime[12].

Ainsi le concept de Stanley Cohen est-il mobilisé non plus pour décrire des faits sociaux, mais pour disqualifier l’adversaire dans des controverses intellectuelles ou académiques. On ne s’étonnera pas si dans la grande controverse actuelle sur le « wokisme » dans le monde universitaire, le motif de la panique morale réapparaît régulièrement. Dans un article paru en 2022 sur le site The Conversation, le chercheur canadien Francis Dupuis-Déri ramène ainsi la critique du wokisme à l’expression d’une « peur ». Elle ne serait donc pas une critique, mais un affect, une simple passion[13]. Dans son essai Panique à l’université[14], il reprend cette ligne d’argumentation en dénonçant « des exagérations et des mensonges », ainsi qu’« une manipulation qui enferme l’esprit et entrave la curiosité intellectuelle, la liberté universitaire et le développement des savoirs ». Son essai se présente comme une « déconstruction d’une propagande réactionnaire », ce qui signale ici encore un certain éloignement de la neutralité axiologique : la phraséologie des essayistes contamine le discours universitaire. Un tel glissement n’est pas isolé. Dans son ouvrage La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire[15], la politologue Alex Mahoudeau analyse comment le terme wokiste « est aujourd’hui utilisé péjorativement pour attaquer toute forme d’engagement contre les discriminations ». « Toute » forme d’engagement ? Sérieusement ?

Il est temps de conclure. Les usages militants du concept forgé par Stanley Cohen et sa dénaturation progressive dans le champ des sciences sociales se répondent. Ceux qui aujourd’hui évoquent une « panique morale » le font dans une configuration bien reconnaissable : désignation d’un acteur doté d’un agenda et d’une influence (le « réac »), disqualification de son discours (dont la visée est de paniquer les braves gens), tendance prononcée à l’évacuation de la réalité sociale (le wokisme académique n’existe pas, le fait identitaire ne mérite pas tant d’attention), disqualification de l’opinion publique (qui, au fond, « n’existe pas », disait Bourdieu en 1972, l’année de la première édition de Folk Devils and Moral Panics).

Le travail de Stanley Cohen s’inscrivait dans le cadre d’une sociologie des déviances, dans laquelle la recherche académique se donnait comme mission d’apaiser le débat, de ramener une vision dramatisée de la déviance à une réalité sociale plus modeste, qu’elle s’efforçait de comprendre et de remettre en lumière. Les sociologues qui dénoncent aujourd’hui des « paniques morales » ont une optique bien différente. À la complexité des interactions dans lesquelles surgissent les émotions sociales, ils substituent une dénonciation néomarxiste de l’aliénation du peuple égaré par des entrepreneurs de panique. La plupart laissent percer une phraséologie très marquée politiquement : d’un côté les « luttes », de l’autre la « réaction ». Là où la sociologie de la déviance cherchait à réaffirmer un espace commun dans un esprit de tolérance, ils dénoncent la déviance de leurs adversaires intellectuels et politiques. La notion de panique morale subit ainsi un retournement complet. Conçue pour éclairer les faits sociaux, elle sert aujourd’hui à les recouvrir. Forgée pour restaurer du commun, elle est désormais utilisée pour écarter de la discussion civique toute une série d’acteurs sociaux et d’institutions dont la parole, réduite à des affects, est frappée d’illégitimité.

[1] Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics: The creation of Mods and Rockers, Londres, MacGibbon and Kee, 1972. Une seconde édition a été publiée en 1987 et une troisième chez Routledge en 2011.

[2] L’historien Louis Chevalier a étudié un de ces moments d’inquiétude dans son livre Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXe siècle (Plon, 1958, réédition Perrin, coll. « Tempus », 2007).

[3]. Chas Critcher, « Moral panic analysis: past, present and future », Sociology Compass, 2(4), 2008.

[4]. En 2010 encore, les occurrences académiques de l’expression s’inscrivent dans le sillage de Stanley Cohen : voir par exemple Ronald Kramer, « Moral panics and urban growth machines: official reactions to graffiti in New York City, 1990-2005 », Qualitative Sociology, 33 (3), 2010.

[5]. Erich Goode et Nachman Ben-Yehuda, Moral Panics, Blackwells, 1994 ; voir aussi ce chapitre publié en revue : « Moral panics: culture, politics, and social construction », Annual Review of Sociology, 20, 1994.

[6] Deux références sur ces discussions : Lilian Mathieu, « L’ambiguïté sociale des paniques morales », Sens-Dessous, 15, 2015/1, mais aussi et surtout l’importante préface de Stanley Cohen à la troisième édition de son livre (Routledge, 2011).

[7]. Voir en particulier Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, « Les dérapages néo-réacs, reflets de la panique morale », Le Monde, 29 avril 2011 ; et leur ouvrage Voyage au bout de la droite, sous-titré Des paniques morales à la contestation droitière (Mille et une nuits, 2011). Le terme avait été mobilisé, sans grand écho, par le philosophe Ruwen Ogien dans un essai de 2004, La Panique morale (Grasset).

[8] Gaël Brustier a consacré un ouvrage entier à Antonio Gramsci : À demain, Gramsci, Éditions du Cerf, 2015.

[9] Frédérique Matonti, « La pensée réactionnaire est le produit d’une panique morale », entretien avec Yunnes Abzouz, Bondy Blog, 16 novembre 2021.

[10] Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil / La République des idées, 2002.

[11] Régis Meyran et Laurence de Cock (eds.), Paniques identitaires : Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales, Éditions du Croquant, 2017.

[12] Un travail de disqualification similaire, et tout aussi fragile, est à l’œuvre dans un article d’Albin Wagener sur les critiques du « wokisme », paru dans The Conversation « les anti-wokistes ont en fait succombé à une forme de gentrification des luttes sociales, pour reprendre ce concept hérité de la géographie urbaine : tout comme des quartiers populaires se retrouvent mis aux normes des classes sociales plus aisées dans l’espace urbain, les luttes populaires subissent le même sort sur le terrain intellectuel et médiatique, ce qui conduit certaines personnalités à délégitimer les combats « woke » au seul motif que la forme leur déplairait, et qu’elle ne correspondrait pas à leur modèle intellectuel de lutte sociale. » On apprend ainsi les motifs – pardon, LE motif – de « certaines personnalités » pour délégitimer les « combats woke » : la forme leur déplairait. Ces personnalités l’ont sans doute dit quelque part, il doit bien exister des verbatim, mais curieusement on n’en trouve pas trace. Voir Albin Wagener, « Le wokisme ou l’import des paniques morales », The Conversation, 8 décembre 2021.

[13] Francis Dupuis-Déri, « Qui a peur des études féministes et antiracistes à l’université ? », The Conversation, 3 octobre 2022.

[14] Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université, Lux éditeur, coll. « Lettres libres », 2022.

[15] Alex Mahoudeau, La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Textuel, 2022.