Prix des stars: la rançon de l’exception edit
A la suite du départ pas banal de Gérard Depardieu une polémique est née sur l’économie du cinéma français. Mais pourquoi ne parlait-on pas auparavant des sommes astronomiques que touchent certains acteurs du cinéma français, des sommes parfois bien supérieures à celles de leurs confrères de Hollywood ? Parce que l’économie n’est pas au cœur de l’exception culturelle.
La France est le premier pays, avec les Etats-Unis, à s’être engagé dans la bataille des images. Elle a pris très tôt (1926) des dispositions pour aider son cinéma. Le compte de soutien, pilier financier pour le 7e art, a été institué dès après la Seconde Guerre mondiale, il a été étendu à la production audiovisuelle en 1986, et à internet en 2011. Les décrets Tasca (1990-1992) ont abouti à un renforcement de tous ces dispositifs : quotas de production et de diffusion, valorisation des programmes patrimoniaux (cinéma, mais aussi documentaires, animation, fictions télévisées), appui à la production indépendante. D’autres mécanismes ont suivi : défiscalisations, aides régionales, diversification des fonds du CNC. Àl’arrivée, une ingénierie juridique sophistiquée encadre les industries de l’image.
Cette politique a eu pour effet de drainer des volumes financiers importants vers le 7e art. Ainsi de 1994 à 2011, les recettes du compte de soutien en faveur du cinéma et de la télévision sont passées de 287 à 805 millions d’euros, la production des films d’initiative françaises a grossi de 89 à 207, et le devis total de ces productions est allé de 354 millions à 1128 millions. Les chaînes de télévisions ont contribué de manière décisive à l’extension de cette manne par le biais des diverses obligations auxquelles elles sont assujetties. Cette abondance financière emporte un effet inflationniste, tendance qui concerne tous les coûts, tout particulièrement les cachets des têtes d’affiche dont le nom est un sésame pour déclencher la réalisation d’une production.
Certes, les défauts de la cuirasse de cette politique ont été pointés à maintes reprises, puisque, autre trait national, celle-ci fait l’objet d’une évaluation administrative permanente. En 2003, le sénateur Jean Cluzel lançait un pavé dans la mare, avec ses « Propos impertinents sur le cinéma français » : il dénonçait un système à bout de souffle, annonçait l’explosion du système des intermittents, et désignait un cinéma confidentiel et peu ambitieux artistiquement : la moitié des films produits recueillent moins de 25 000 spectateurs en salle. La même année, le rapport de Jean-Pierre Leclerc relevait la faible rentabilité du secteur, la permanence de tensions inflationnistes, les effets complexes qu’introduit la télévision comme financeur déterminant, et s’inquiétait de la croissante vertigineuse du nombre de films. D’autres analyses ont aussi signalé ces dysfonctionnements (Cour des comptes, rapport Bomsel). En particulier, si notre cinéma s’épanouit en salle, la part de marchés des films nationaux (autour de 40 %) y étant meilleure que dans les autres pays européens, il déserte les écrans cathodiques : les téléspectateurs boudent les films récents, préférant de loin les éternels succès de Louis de Funès ou de Claude Zidi, et ils sont surtout assidus devant les séries américaines.
Enfin la critique la plus incisive concerne le talent créatif du cinéma hexagonal : pour quelques bijoux comme Ne le dis à personne ou L’Exercice de l’Etat, que de films mineurs traitant, sans réelle ambition, des tourments de l’individualisme contemporain, et que de navets relégués tard dans les nuits de Canal+. Bref, notre système bureaucratique engendrerait la médiocrité artistique, et les résultats de cette politique seraient loin d’être à la hauteur des efforts consentis par l’Etat. L’essentiel des fonds du CNC, de fait, est alloué automatiquement aux entreprises de production qui abondent au compte de soutien, et pas à des projets particuliers ; de surcroît la télévision se pose très souvent en arbitre des décisions sur une production, et les exigences de la culture de masse ne sont pas les mêmes que celles d’un art canonisé. On a installé une machinerie pour produire, sans trop s’attarder sur le « produire quoi », faisant le pari optimiste qu’en dopant hautement le nombre de films émergeraient quelques chefs d’œuvres et quelques locomotives commerciales et qu’ainsi fleurirait une vaste diversité de genres et de thèmes correspondant aux goûts de publics hétérogènes.
Ces multiples critiques sont souvent fondées, on pourrait y ajouter le népotisme sidérant qui innerve le milieu professionnel. Pourquoi, alors que tant de diagnostics clairvoyants sont posés, les dispositifs ne se réforment-ils pas ? Outre l’inertie que l’on rencontre dans d’autres secteurs, un argument s’impose : dans la balance, les bénéfices indirects générés par cette politique l’emportent.
Pour beaucoup de Français, l’exception culturelle, c’est la montée des marches du Festival de Cannes. En effet, elle est perçue à travers le reflet enchanté qu’en offrent les journaux télévisés : un milieu artistique « glamour » qui tient un rang important dans le gotha du cinéma-monde. Premier pays producteur par tête d’habitants, second investisseur après les Etats-Unis, la France s’est dotée d’une industrie de l’imaginaire à faire pâlir d’envie la planète… et à enthousiasmer les réalisateurs étrangers, qui d’ailleurs, souvent, reçoivent une part de cette générosité ! On s’est toujours enorgueilli de la vitalité du cinéma hexagonal, le Festival de Cannes suscite plus d’échos et de chuchotements ravis que le 14 juillet, Juliette Binoche et Jean Dujardin sont nos valeureux ambassadeurs, on se repait du plaisir de nos nominations aux oscars. Voilà au moins un secteur dans lequel la France présente un jour flatteur et ne peut être désignée comme un pays sur le déclin. Bref, le 7e art, c’est l’indice que le génie français n’est pas tari, c’est la baguette magique pour notre rayonnement culturel, notre aura dans le concert des nations. L’économie au fond de ce secteur importe peu… à l’aune des dividendes politiques et symboliques qu’il rapporte.
Le cinéma, arme fatale du soft power ? La réflexion mérite d’être posée quand on observe les politiques culturelles à l’étranger. Ainsi un examen des BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine) révèle la spirale qui se noue autour du cinéma : essor économique et développement d’une classe moyenne, tentative pour jouer d’une influence dans les relations internationales et effort pour financer des industries de l’image, tous ces éléments vont de pair (voir mon article du 12 mai 2011).
Le cas de la Grande-Bretagne est à méditer. Patrie de talentueux réalisateurs, de Stephen Frears à Danny Boyle, de Ken Loach à Ridley Scott, ce pays finançait jusqu’à récemment peu de films – 72 longs métrages purement british en 2010 – et la part de marché de ses films nationaux en salles était une des plus faibles des grands pays européens (22 % en 2010). En 2011, elle opère un revirement : 169 films purement britanniques sont tournés (237 en intégrant les coproductions internationales), elle devient le second investisseur mondial supplantant la France (1,5 milliard d’euros d’investissements contre 1,3 milliard) et la part des films nationaux en salles progresse radicalement (36 %). Certes, il faut voir si ce virage s’inscrira dans la durée, ou s’il est seulement lié aux Jeux Olympiques de 2012. Lors de la cérémonie d’ouverture, en effet, la Grande-Bretagne s’est livrée à une glorification hyperbolique de son cinéma avec James Bond et Harry Potter en bannière. Àplusieurs signes cependant – à la fin des années 2000, le British Film Council a lancé une vaste étude sur les contenus des films britanniques (The cultural Impact of British Film 1946-2006) –, la Grande-Bretagne semble s’engager vers une politique offensive. De fait, le cinéma, « ce plus grand spectacle du monde moderne » comme l’écrit Edgar Morin, occupe aujourd’hui, dans beaucoup de pays et pas uniquement en France, une place qui va bien au delà des enjeux de rentabilité et de coûts des stars. On le sait, le prestige culturel induit une cascade de retombées, y compris économiques.
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