Les mystères français edit

7 juillet 2023

Il est toujours instructif de percevoir sa propre société et ses propres problèmes à travers les yeux d’un étranger qui, par définition, trouve étrange ce qui nous paraît aller de soi. Mais il est également vrai que nous sommes parfois quelque peu mal à l’aise avec des analyses inévitablement orientées par l’ethos et l’expérience du chercheur venu d’ailleurs. S’agissant des travaux des historiens américains sur l’histoire et la condition des juifs français, nous avons souvent le sentiment qu’ils comprennent difficilement une histoire très différente de la leur. Ils sont, dans leur grande majorité, les descendants du monde yiddishophone de l’Europe de l’Est et la forme française du destin juif ne leur est pas familière[1]. Ils ont tendance à la juger avec sévérité. Les juifs des États-Unis, ayant peu agi au moment où se déroulait la shoah, redoublent parfois dans la dénonciation rétrospective des illusions des juifs français, qui se pensaient avant tout comme des « israélites », pour reprendre le terme de l’époque, d’abord et profondément des citoyens français assimilés et patriotes.

L’ouvrage informé et bienveillant de Stephen Philip Kramer, soucieux de comprendre et d’être équilibré, rompt avec ce ton souvent critique et parfois condescendant de la littérature nord-américaine.

Il part justement de ce qu’il considère comme un paradoxe. Les Français ont été les premiers à accorder la pleine citoyenneté aux juifs en 1791 et pourtant l’antisémitisme a été un mouvement puissant et constant, et d’évoquer, évidemment, l’affaire Dreyfus et la participation du gouvernement vichyssois à la déportation des juifs. Il faut noter que, sur ce dernier point, c’est un chercheur américain, non juif, qui démontra que le gouvernement du maréchal était intervenu avant toute demande de l‘occupant allemand. La publication de Vichy et les juifs par Robert Paxton en 1972 fut un coup de tonnerre et une étape essentielle de l’historiographie de la Deuxième Guerre mondiale. Un historien français à l’époque aurait-il eu le même courage ? Il est parfois bon d’être étranger pour renouveler l’histoire nationale.

La conjugaison entre l’Émancipation précoce et la constance de l’antisémitisme constitue-t-elle vraiment un paradoxe ? Est-ce si mystérieux ? L’accès à la citoyenneté en 1791 s’inscrivait dans le puissant mouvement révolutionnaire en fonction duquel on proclamait la vocation universelle de la citoyenneté, étendue jusqu’aux protestants, aux comédiens, aux bourreaux et aux juifs. Kramer d’ailleurs le remarque, la disposition fut prise au nom de valeurs universelles et non en raison de la judéophilie des révolutionnaires ; ce n’était pas une reconnaissance du fait juif qui, depuis des siècles, était ignoré et dévalorisé. C’était la conséquence, qui pouvait paraître extrême étant donnée la représentation qu’on avait des juifs, du projet de la modernité politique. Mais la société avait été pétrie par l’enseignement et la force politique d’une Eglise catholique étroitement liée au pouvoir royal – un roi, une loi une foi. Les représentations que les révolutionnaires se faisaient des juifs et les préjugés à leur égard étaient le produit du monde chrétien pendant les siècles de concurrence, puis de persécutions. Elles ne pouvaient disparaître dans la population sous l’effet de cette décision politique, prise au milieu d’immenses décisions dont les conséquences paraissaient sans limites. Aussi bien le mouvement antisémite de la fin du XIXe siècle qui culmina avec l’affaire Dreyfus que le statut des juifs adopté dès octobre 1940 par le gouvernement du maréchal Pétain, encore une fois avant même l’intervention de l’occupant nazi, étaient l’une des dimensions du conflit entre les deux France qui a déchiré le pays depuis la Révolution de 1789 et qui ne s’est vraiment achevé, selon François Furet, qu’avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le sort des juifs était directement lié à celui du nouveau régime de légitimité – celui de la modernité politique symbolisée par la République – contre la légitimité traditionnelle héritée des siècles monarchiques.

La seconde idée force de l’auteur est le parallélisme entre l’évolution comparable des « communautés juives » dans le passé et des « communautés musulmanes » aujourd’hui, selon le vocabulaire des sociologues américains spécialistes des relations interethniques. La différence des histoires et des conditions historiques de leur présence dans la société française ne lui échappe pas mais, tout en soulignant justement, et à plusieurs reprises, le poids de la colonisation dans les relations avec la population musulmane, l’auteur reste dépendant des chercheurs français en avançant comme allant de soi que l’islamophobie a succédé à l’antisémitisme (p. 131) et que la société  française cède à une version qui devient plus brutale de la laïcité (increasingly hard version of secularism, p. 9, voir aussi p. 224), et en dénonçant les quelques exemples d’excès des « laïcards », devenus « obscurantistes » (p. 225), sans les analyser d’un point de vue politique. En bon Américain attaché à la totale liberté d’expression, il est « choqué » par les propos d’un ministre socialiste qui ne souhaite pas voir les syndicalistes prêter serment sur le coran (p. 143).

Il est très juste de souligner le poids de la mémoire de la colonisation dans les relations entre les immigrés de tradition musulmane et la société française. L’auteur d’ailleurs ne néglige pas les conditions plus difficiles de l’intégration des musulmans, en particulier les conditions sociales, la situation géopolitique et les effets de l’islamisme sur ces relations. Il est toutefois regrettable qu’il ne tienne pas compte des enquêtes, même celles qui furent réalisées après les attentats de novembre 2015, qui montrent que la très large majorité des Français font la différence entre l’islam des populations stabilisées et en voie d’intégration et les courants minoritaires inspirés et manipulés par les islamistes. Il n’est pas exact qu’il existe une « common tendency by native French to equate Islam and Islamism » (p. 151). Sur quoi repose cette affirmation qui est contredite par les sondages ? En revanche, comme tous ses compatriotes, il reconnaît clairement l’antisémitisme d’un grand nombre de musulmans, en particulier parmi les plus jeunes et les plus religieux, qui se manifeste depuis le début de ce siècle.

L’islamophobie, concept adopté sans discussion, pose problème : on sait qu’il fait l’objet de débats entre les chercheurs français, sans compter les manipulations politiques. Aussi l’adoption de l’équivalence entre antisémitisme et homophobie soulève des réflexions critiques, même si Steven Kramer affirme dans sa conclusion que la peur de l’islam n’est pas seulement causée par l’islamophobie et qu’elle a des fondements objectifs (p. 233). Mais la « dignité » de tous les musulmans est-elle vraiment quotidiennement contestée (dignity assailed on a daily basis » (p. 216) ? C’est sans doute le cas des plus jeunes et des plus modestes, mais cela n'exclut pas l’intégration de la majorité des descendants de migrants.

Inspiré par le précédent juif, l’auteur plaide pour la fondation d’un consistoire musulman. Ce serait effectivement souhaitable, cela a été en tous cas l’avis de tous les ministres chargés du culte. Mais tous les efforts en ce sens entrepris par tous les ministres de l’Intérieur depuis Pierre Joxe jusqu’à Gérald Darmanin en passant par Nicolas Sarkozy ont échoué devant la nationalisation des différents islams présents sur le sol français et le rôle joué par les gouvernements extérieurs. Que faire ? On peut certes rejoindre l’auteur qui, dans sa conclusion, conseille que l’islam s’adapte à la laïcité et la laïcité à l’islam (p. 232), mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Il n’est jamais facile de répondre à la question : que faut-il faire ?

Malgré ces quelques réserves, rendons hommage à l’effort de compréhension de Steven Kramer. Sur un sujet difficile et chargé de passion, il ne dénonce pas, au nom des valeurs américaines, une histoire dont il reconnaît les difficultés et les ambiguïtés et de cela nous pouvons lui être reconnaissants.

Steven Philip Kramer, Jews, Muslims and the French Republic, Amherst, Cambria Press, 2022.

[1] Lorsque des responsables d’organisations américaines sont venus en France dans la zone libre pour essayer de sauver des juifs, ils ont refusé des Français dont ils ne pensaient pas qu’ils étaient juifs puisqu’ils ne parlaient ni l’hébreu ni le yiddish.