Religion: l’entreprise protectrice? edit
L’essor du fait religieux dans l’entreprise et en particulier l’essor de revendications liées à l’islam a marqué l’actualité récente. Pourtant le phénomène n’est pas nouveau. Dans le secteur de l’automobile, des grèves déclenchées dans les années 1980 avaient conduit à l’implantation d’espaces de prières au bord des chaînes de production dans certaines usines, comme à Renault Flins. En 2008, l’employée d’une crèche – la crèche Baby Loup située à Chanteloup-les-Vignes – avait été licenciée au motif qu’elle portait ostensiblement un foulard islamique alors que le règlement de l’établissement, un établissement associatif, imposait à ses personnels le respect de la laïcité et de la neutralité politique et religieuse. L’affaire fit la Une des journaux, elle fut traitée par la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) et connut de longs développements devant diverses juridictions (Prud’hommes, Cour d’appel de Versailles, Chambre sociale de la Cour de cassation…).
Aujourd’hui, c’est plutôt l’ampleur prise par le phénomène qui décrit une actualité nouvelle. Dès l’automne 2013, soucieux de cet état de fait, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) diffusait une série de recommandations afin d’encadrer au mieux celui-ci notamment par le dialogue social ou la formation des managers et des représentants des personnels. Dans les deux dernières années, on a pu assister à une accélération des évolutions concernées. Selon l’enquête annuelle de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE), 12% des DRH et des managers déclaraient avoir été confrontés à un fait religieux en 2014 ; en avril 2015, ils étaient 23%, presque deux fois plus. Et dans ce contexte, certaines entreprises demeurent plus particulièrement concernées comme la RATP, Air France ou Aéroports de Paris pour ne citer que celles dont on parle le plus.
Sur le terrain, au niveau local, la gestion du fait religieux a fait l’objet d’initiatives diverses et parfois précoces comme la publication de « guides d’entreprises à destination des managers et des salariés » édités dans le secteur public ou privé (EDF, IBM) ou encore par Casino dont l’implantation dans « les quartiers » est manifeste. Reste qu’à ce niveau, la situation demeure paradoxale. Les medias insistent souvent sur les revendications communautaires exigeant l’installation de lieux de prières ou des aménagements de tâches, d’horaires ou de présence lors du Ramadan ou de certaines fêtes religieuses. Voire sur le refus de certains salariés radicalisés de saluer leurs collègues féminines.
Mais en réalité, les directions d’entreprise gèrent souvent la situation de façon diversifiée et pragmatique et ceci d’autant plus que la loi de 1905 sur la laïcité et les engagements internationaux de la France, en particulier européens, garantissent la liberté de conscience religieuse dans le secteur privé (à la différence du service public tenu par l’obligation de neutralité). Là, et c’est le cas d’Aéroports de Paris, des centres de prières à l’intention des salariés et des voyageurs ont été mis en place. Ailleurs, on aménage le temps de travail avec souplesse selon les fêtes religieuses ou les périodes de ramadan, comme dans le bâtiment. En fait, beaucoup de pratiques managériales relèvent de l’adaptation à des situations concrètes et de ce que les Canadiens et Américains nomment les « pratiques d’accommodements raisonnables » auxquelles sont même désormais tenues les entreprises en Amérique du Nord.
Pourtant, si le débat public actuel insiste sur certaines revendications communautaires et des pratiques managériales tendant à répondre aux attentes des parties en présence, il est moins disert sur le fait qu’un certain nombre de salariés directement concernés souhaitent aussi que leurs libertés individuelles et le principe de laïcité soient également respectés au sein de l’entreprise. À divers titres comme à divers degrés, ils refusent que le fait religieux auquel ils sont parfois confrontés à l’extérieur de leur vie professionnelle envahisse les lieux de travail et de production notamment par le biais de comportements frisant le prosélytisme. Certaines entreprises privées n’ont pas hésité à se déclarer laïques, proscrivant le port de tout insigne religieux jusque dans leur règlement intérieur, après referendum auprès des salariés, comme Paprec.
Ainsi, l’entreprise est désormais confrontée à une vocation nouvelle. Longtemps, elle fut essentiellement définie comme un lieu de domination et d’exploitation économique et sociale, cette vision de l’entreprise restant souvent dominante en France, à la différence de biens d’autres pays où l’entreprise est perçue de façon nettement plus positive.
Face au fait religieux, l’entreprise revêt une autre fonction : elle est doublement protectrice en garantissant autant que faire ce peut la liberté de conscience religieuse tout en visant dans le même temps à préserver les libertés des salariés et leurs libertés individuelles face à certains débordements religieux ou à certaines prescriptions cultuelles.
Au fond, le fait religieux est révélateur d’un nouveau rapport entre l’entreprise et la société. Moins la société protège, plus il est demandé à l’entreprise de le faire. Quel retournement de situation !
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