Jeunes : pensez d’abord à vous ! edit

18 octobre 2010

Les lycéens ont-ils perdu la tête ? La jeunesse a mille raisons de se révolter, mais saisir l’enjeu de la sauvegarde de la retraite à 60 ans pour descendre dans la rue est un choix étonnant. C’est sur les générations montantes, pour l’essentiel, que reposeront les cotisations alourdies pour financer les retraites – même si l’on augmente la contribution du capital en faveur de l’effort collectif, ce que demande à juste titre la gauche. Soutenir les avantages acquis des générations vieillissantes ? Mieux vaut, bien au contraire, leur demander quelques sacrifices, financiers sûrement et par exemple fiscaux, mais aussi en matière de durée du travail : les inégalités générationnelles n’ont jamais été aussi criantes. Comme le souligne Louis Chauvel dans Le Monde (27 mai 2010), « le taux de pauvreté des seniors n’a jamais été aussi bas par rapport à une jeunesse paupérisée, jamais leur revenu moyen n’a dépassé si nettement celui des jeunes travailleurs, jamais leur patrimoine net moyen n’a été aussi élevé ». Ces disparités de destin entre générations, curieusement, n’engendrent pas de mobilisation. Pourquoi ?

Pourtant, les jeunes ne manquent pas de lucidité. Ils sont scandalisés par la dette publique colossale abandonnée sur leurs épaules par leurs aînés. Selon une enquête de 2008, les Français de 16-29 ans, de tous les Européens, sont les plus réticents à assurer le paiement des retraites de leurs géniteurs : 11% d'entre eux sont prêts à assumer les impôts nécessaires, contre par exemple 35% au Danemark. Leurs préoccupations majeures sont l’emploi et les études (77% des réponses des étudiants selon le Baromètre IFOP de 2010). Ils savent que les politiques qui ont été élus depuis vingt ans n’ont cessé de repousser les échéances pour affronter les réformes à faire. Ils n’ignorent pas que leurs parents et grands-parents ont vécu comme des cigales, sans trop se soucier, à l’échelle des choix collectifs, de leurs descendants. Mais l’idée d’un conflit de génération ne traverse pas leur esprit, sans hésitation la solidarité intergénérationnelle l’emporte. Quel paradoxe. Pour comprendre, il faut examiner les traits de la famille moderne.

D’abord, celle-ci fonctionne plutôt sur la complicité relationnelle et beaucoup d’enfants, individuellement, se sentent soutenus moralement et aidés par leurs géniteurs lors de cette traversée qui achemine vers le statut d’adulte, mais selon les moyens économiques de chacun foyer : pendant leurs études 75% des enfants de cadres reçoivent de l’argent de leurs parents contre 44% des enfants d’ouvriers. L’heure n’est plus à la révolte contre les parents, qui, dans un pays en crise, offrent le meilleur rempart contre les aléas de l’existence, surtout pendant ces longues années où l’on galère pour acquérir une autonomie économique. Ensuite, se joindre aux manifestations, est pour la jeunesse une façon de participer à l’humeur grondeuse et frondeuse de la société française, de se sentir proches des générations d’avant, d’embrasser leurs angoisses, le grégarisme étant souvent une façon de se rassurer en vibrant au même diapason que les autres. Aujourd’hui militer en famille est quasiment « tendance », une façon d’afficher une communauté de vue intergénérationnelle, de se poser en force organisée, face à des politiques inflexibles.

En outre, ces jeunes ont grandi dans la période de l’argent fou, une période où une infime fraction des individus ont vu leurs revenus s’envoler vers des sommets indécents, alors que la proportion de personnes en dessous du seuil de pauvreté est demeurée stable (13%). Les inégalités sociales sont alors devenues le sujet obsessionnel des débats, y compris dans les familles. Et ce, au point d’en faire oublier les disparités générationnelles. Pourtant, les jeunes auraient bien des raisons de se constituer en une force politique en soi, tant les ruptures avec les générations précédentes sont marquées.

En deux ou trois décennies, les conditions d’entrée dans la vie d’adulte, par exemple le fait de pouvoir vivre de son travail, ont profondément changé. D’abord, elles sont plus que jamais liées au bagage scolaire obtenu – la compétition entre pays se joue sur le niveau d’éducation. Ne pas avoir de diplôme du tout constitue aujourd’hui une calamité. Cet handicap était moins pénalisant pour leurs parents et encore moins pour les grands-parents, puisque c’était le lot de l’écrasante majorité des jeunes, et que nombre de secteurs employaient facilement de la main d’œuvre sans requérir ce fameux sésame. Les inégalités scolaires séparent les jeunes, esquissent des destins qui ne se rejoignent pas. Aujourd’hui, 10% d’entre eux sortent de l’école sans aucun diplôme (ni le brevet, ni le CAP ou le BEP, ni le bac ou équivalent), et 8% sortent de l’école avec seulement le brevet (données 2008 de l’Éducation nationale). 65% des élèves réussissent le bac, mais 72% d’une génération vont jusqu’à ce niveau (chiffres de 2009-2010). La moitié d’une génération accède à l’enseignement supérieur, 80% des enfants d’enseignants et de cadres supérieurs, et 40% pour les enfants d’ouvriers. Et 5% des étudiants sortent diplômés d’une grande école, voie royale pour occuper les fauteuils de l’élite dirigeante.

Si l’école est gratuite, la réussite scolaire est, pour une large part, liée à les atouts cumulatifs : environnement social et culturel, accompagnement et disponibilité des parents, conditions de vie (tant mieux si l’on a une chambre à soi). Le système scolaire, par le biais de ses filières et ses options, est particulièrement compétitif et les couches sociales privilégiées ont su s’organiser pour que leurs enfants en soient les premiers bénéficiaires. En outre, la société française, plus que d’autres, fonctionne sous la tyrannie du diplôme initial, qui détermine pour le reste de la vie la place dans la société. La promotion grâce à un diplôme obtenu sur le tard ou par le mérite professionnel est rare, beaucoup plus rare que chez nos voisins anglais ou allemands. Chez nous, il faut aller presto et faire ses preuves le plus tôt possible dans le cursus scolaire.

Les conséquences de ce système sont impitoyables. Pour les jeunes qui suivent difficilement ce rythme et ces exigences, qui donc peinent à s’intégrer, l’univers scolaire est perçu comme une pénitence. On le fuit, tant l’échec et/ou le redoublement affaiblissent l’estime de soi, et tant se développe l’angoisse des lendemains sans avenir. Au final, l’absentéisme scolaire est devenu une préoccupation de notre société et la phobie scolaire, une pathologie en plein essor, un marché florissant pour les psychologues.

Autre changement : l’activité économique est peu porteuse d’emplois. Beaucoup de jeunes français s’échinent de longues années avant de s’intégrer dans le marché du travail. Leur taux de chômage est de 24% contre 9% de la population active. Cette difficulté touche presque tous les jeunes. Pour ceux qui n’ont aucun diplôme, ce taux peut atteindre 40-50% avec comme perspective une vie de précarité. Les jeunes à parchemin peu recherché (langues, sciences humaines, lettres) subissent le risque de la déqualification, et d’une entrée très lente dans l’autonomie économique. En 2009, huit mois après leur diplôme, seulement 64% des bac + 4 avaient un emploi.

On a donc envie d’exhorter les jeunes : exigez un système scolaire qui fonctionne d’abord à l’intégration, demandez du soutien scolaire, demandez des bourses et des allocations d’autonomie, demandez des écoles de la seconde chance, réclamez plus de places pour le service civique, revendiquez des logements d’étudiants dignes de ce nom, battez-vous pour que vos stages soient rémunérés, exigez une vraie politique de l’orientation. Sur l’éducation et l’égalité des chances, vous êtes en droit d’exiger tous les efforts de la collectivité. Battez-vous pour vous, plutôt que de vous mobiliser pour devenir les bailleurs de fonds des retraites de « vos vieux »… aussi sympathiques soient-ils. En un mot : reconnaissez le conflit des générations.