Benoît Hamon et le modèle californien edit
La révolution numérique fait tourner le moulin à prière de tout candidat à la présidentielle, en particulier à gauche. C’est le mantra de l’époque. Personne ne s’aventurerait à être pris en défaut d’anticipation sur les bouleversements techno-culturels dont tout le monde parle. Benoît Hamon se veut à l’avant-garde, celui qui a déchiffré le futur avant tous les autres: mais qu’a-t-il retenu du modèle californien?
Tout d’abord, comme tous les postulants socialistes, il appréhende le numérique à travers le prisme du travail et de l’emploi. Depuis l’étude de l’Université d’Oxford de 2013, rédigée par Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, qui signale que près de la moitié des emplois, les emplois routiniers mais aussi les emplois d’expertise, pourraient disparaître à terme, nombre de travaux sont venus conforter cette prédiction. Ces analyses ont posé une inquiétante alerte. Parallèlement, l’ubérisation, l’essor de nouveaux emplois mal payés et échappant aux protections sociales et au droit du travail, a ajouté une profondeur supplémentaire à l’image d’une société en délitement en raison du numérique. Pour affronter ce séisme, les candidats à la primaire de gauche ont opté pour des solutions différentes.
Arnaud Montebourg et Vincent Peillon demeurent dans l’épure où la norme sociale, c’est le travail ; ils annoncent donc des mesures de relance économique, nationales pour l’un, européennes pour l’autre. Sous leur soleil, rien de très nouveau. Benoît Hamon, pour sa part, entérine l’institutionnalisation du non travail, en proposant de mettre en place un revenu universel – objet politique polysémique, puisque défendu à le fois par les ultra-libéraux, en particulier en Californie, mais aussi par une partie de la gauche radicale. Parallèlement, il annonce le passage à la semaine de quatre jours avec une durée maximum de temps de travail de 32 heures. Sa philosophie s’expose sans ambages : « Parce qu’il est trop souvent synonyme de souffrance et de perte de sens, nous voulons refonder notre rapport au travail. Nous défendons un travail choisi et non plus subi, un travail partagé et dont la valeur dépasse la seule contribution au PIB. C’est ainsi que nous répondrons au défi de la raréfaction du travail et de la révolution numérique. » Avalisant à mi-mot cette évolution qui ne met plus le travail au centre de la vie – tout en se présentant comme le candidat du travail –, Manuel Valls, lui aussi, esquisse l’instauration d’un « revenu de base décent » en particulier pour les jeunes, mais « sous conditions de ressources ».
Ces deux dernières prises de position marquent une transformation des conceptions réformatrices : l’encensement de l’individu émancipé par le travail et le statut juridique qui l’accompagne, incline à céder sous l’idée d’un individu à qui l’on garantit un revenu à vie, en espérant qu’il consacre une partie de son temps à des activités dotées d’une utilité sociale. Le coût du projet de Benoît Hamon, 300 milliards, « un chiffre de coin de table » précise-t-il lors du « Grand Jury » en septembre 2016, serait en partie financé par une fusion ciblée de certaines aides sociales et par la lutte contre l’évasion fiscale. Il propose aussi une taxation des robots et la mise en œuvre d’une pression fiscale renforcée sur les grands groupes du numérique.
Cette acceptation de la disparité entre les « in » et les « out », autrefois vilipendée par les socialistes, peut faire l’objet de plusieurs lectures : Benoît Hamon a-t-il succombé à l’ensorcellement californien, hédonisme et société transformée par des technologies qui renforcent le pouvoir de l’individu, au point de promouvoir une sorte de gauche américaine régénérée par la Tech ? Pour lui, le revenu universel est une « invitation à s’épanouir ».
On peut aussi suggérer une explication moins amène à ce revirement : la préférence française pour le chômage trouve-t-elle dans la disruption numérique une noble légitimité qui lui permet de s’affirmer ? On ne résistera pas à une pique. La révolution numérique n’est pas née juste ce matin et pourtant nombre de pays développés, après la chute des emplois due à la crise de 2008, arborent aujourd’hui un taux d’activité satisfaisant et un faible taux de chômage grâce à leur capacité d’adaptation – on ne discutera pas ici des paramètres qui entrent en jeu pour atteindre ce résultat. En 2015 et pour les 15-64 ans, le taux d’activité est de 77,6% en Allemagne comme au Royaume-Uni, de 72,6% aux États-Unis, 71,3% en France (niveau semblable à la moyenne OCDE). Par contre, pour les 15-24 ans, le taux d’activité est plus disparate : 48,8% en Allemagne, 62% au Royaume-Uni, 55% aux États-Unis et 36,9% en France. Et ces différences sont encore plus flagrantes quant on s’intéresse au taux de chômage chez les 15-24 ans : 7,2% en Allemagne, 15, 4% au Royaume-Uni, 11,6% aux États-Unis et 24,7% en France. Ce dernier indice constitue le talon d’Achille de la société française, tant il rend compte de la difficulté d’insertion de la fraction pas ou peu diplômée de la jeunesse combinée avec une atonie des créations d’emplois. Peut-on se contenter d’offrir comme horizon à la jeunesse la plus en difficulté la reconduction pour la vie d’une situation déjà éprouvante ? Ce débat a déjà eu lieu chez les socialistes il y a quelques années, il avait été tranché en faveur de l’emploi. Benoît Hamon enterre cette querelle au bénéfice de l’image enjolivée du revenu universel. Paradoxe (ou pas) : Benoît Hamon obtient ses meilleurs scores dans les sondages auprès des jeunes.
Obsédé par le « technological unemployment » et la souffrance au travail, Benoît Hamon rate une marche, et même dégringole tout un escalier que la gauche devrait à l’évidence emprunter : celui des activités humanistes dopées par le collaboratif. Chez lui, le numérique n’est jamais vu à travers ses capacités à mobiliser la société civile – à l’exception toutefois de la capacité donnée aux citoyens d’écrire la loi grâce à des « amendements citoyens ». Or, volet réjouissant de la révolution numérique, on observe une floraison d’initiatives nées de la puissance de connectivité d’Internet auxquelles se sont associées les valeurs environnementalistes.
Une étude empirique conduite dans le cadre de l’ESCP Europe par Aurélien Acquier, Valentina Carbone et David Massé auprès d’une trentaine de projets d’économie collaborative montre la diversité des fondements normatifs et idéologiques de ces initiatives et de leur vision de la création de valeur. À l’examen de ces formes d’activités, classées par les auteurs selon une typologie intéressante (les entremetteurs, les collectivistes, les rentiers et les altruistes), il paraît difficile de réduire le collaboratif au spectre de l’ubérisation. Beaucoup de ces initiatives, souvent ancrées dans le territoire, montrent le regain d’activités inventives et génératrices de lien social (ex : les Fab Labs, les Repair cafés, Peuplades, La Ruche qui dit oui, et même BlaBlaCar… la liste est longue). Elles ouvrent la voie à de profondes réformes dans le mode d’intervention de l’État et des collectivités locales, notamment pour la politique sociale et culturelle. Elles dessinent un renouvellement de l’économie solidaire, témoignent du dynamisme entrepreneurial. D’autres enquêtes portant sur des mouvements innovateurs à caractère politique renseignent aussi sur la vitalité de la société civile (voir, par exemple le livre de Elisa Lewis et Romain Slitine, Le Coup d’État citoyen).
Ces formes inédites de solidarité et d’engagement émanent de deux processus qui s’emboîtent : d’une part, les idéaux de partage et d’inventivité sociale inscrits dans le Net de la première génération ; ensuite des pratiques culturelles sécrétées par la dynamique des réseaux sociaux, des habitudes qui s’incorporent à la vie quotidienne, une façon de s’engager dans des relations, une Zeitgeist (esprit du temps) que je nomme la réciprocité créatrice. Le collaboratif doit être tenu au premier chef comme une matrice d’organisation et une alchimie pour la création de valeur, mais il ne définit par lui-même ni la finalité qui est attachée à une action, ni qui capte la valeur créée par cette mise en relations et cet essaimage.
Cet ensemble d’initiatives et de mouvements pourrait galvaniser la gauche, et, en d’autres temps, l’aurait peut être galvanisée : il offre un cadre conceptuel pour penser le changement. Or il est totalement absent du programme de Benoît Hamon – tout autant que de celui des autres candidats de la primaire. Alors que le quadragénaire présente son projet comme une réponse à la révolution numérique, il manifeste un singulier rétrécissement de la vue, et on pourrait croire que les changements culturels et politiques du monde échappent totalement à son champ de vision. Quand on prend la posture du visionnaire de l’avenir, il vaut mieux en intégrer toutes les facettes. Et quitte à explorer les eaux californiennes, autant le faire carrément, et ne pas se contenter d’y tremper seulement les doigts de pieds.
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