La folle élection edit
Les Français vivent un moment très particulier de leur histoire, celui d’une élection devenue folle. Comme si ce que les gens de l’Action française appelaient jadis « le bonneteau démocratique » menaçait de devenir la loi de la République.
Entre le 23 avril et le 7 mai, tout peut arriver en France. A la faveur d’un premier tour parfaitement aléatoire qui met aux prises quatre compétiteurs dont les scores se rapprochent dangereusement mais dont aucun ne paraît représenter beaucoup plus qu’un cinquième du corps électoral, se profile une finale mutilatrice qui risque, à l’heure du choix décisif, de laisser sur le bord de la route, quasiment hors circuit, une solide moitié du corps électoral. Que Marine Le Pen et Francois Fillon demeurent en lice et c’est toute la gauche, modérés et extrémistes confondus, qui se trouve exclue, une demi-France soudain hors-jeu qui n’a d’autre pouvoir que d’arbitrer entre ce qui ne serait à ses yeux que la scarlatine et le choléra. Que ce soient en revanche les deux héros de la France populiste et extrémiste, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, qui sortent du lot, et c’est toute la France raisonnable et modérée, celle de la droite et de la gauche de gouvernement, qui disparaît des écrans radar du second tour et qui abandonne le terrain au face-à-face exclusif de la chimère et de la haine. De manière symétrique, un second tour à la papa entre Fillon, l’homme de la droite classique, et Macron, le porte parole d’une gauche affable et assagie, si elle réjouirait l’âme des nostalgiques du bon vieux « quadrille bipolaire » cher à Maurice Duverger, n’en laisserait pas moins en chemin une France en colère, vindicative et mal dans sa peau, mais désormais sans doute majoritaire dans le pays. Une confrontation Fillon Mélanchon laisserait sans alternative possible tous les électeurs de la gauche ainsi que ceux de la droite modérée qui ne se résignent pas à élire un homme perdu de réputation. Seul un duel Macron Le Pen permettrait de placer au cœur d’un débat de second tour à peu près significatif la double opposition de la droite et de la gauche d’un côté, et des France de l’ouverture et de la fermeture de l’autre. Une chance sur quatre ! La pioche est incertaine.
Le résultat final risque ainsi d’être quelque peu frustrant pour une large partie de nos concitoyens. Marine Le Pen serait battue dans tous les cas de figure. Elle ne tangenterait la victoire que dans une seule hypothèse, celle d’une confrontation avec François Fillon. C’est assurément une bonne nouvelle pour les amis de la liberté et de la raison. Mais est-il pour autant légitime, conséquence logique de son échec et du mode de scrutin législatif, de priver le premier parti de France d’une représentation digne de son audience dans le pays ? Jean-Luc Mélenchon devrait sortir largement victorieux d’un duel tant avec Marine Le Pen qu’avec un François Fillon, rejeté dans cette hypothèse par trois Français sur cinq. Ce serait alors pour le pays l’embardée fatale, un basculement dans la chimère et l’irresponsabilité qui reléguerait dans un stérile exil intérieur l’essentiel des forces vives et raisonnables de la nation. On relèvera au passage la témérité des dirigeants et des journaux d’une droite obstinée à défendre en la personne de François Fillon ce qui est pour elle le plus vulnérable des candidats possibles. Seule l’élection d’Emmanuel Macron serait de nature à placer à la tête du pays une personnalité qui ne serait pas a priori rejetée par la moitié de la population. Et encore ne devrait-il ce privilège qu’à son souci d’échapper non seulement à l’affrontement princeps de notre vie publique, l’affrontement droite gauche, mais aussi à toutes les prisons partisanes, PS ou LR, qui occupent – et défigurent? – le paysage politique traditionnel. Comme s’il fallait désormais être hors système pour être représentatif !
La déconstruction sauvage de la république gaullienne à laquelle nous assistons aujourd’hui trouve son origine première dans un décalage difficilement gérable entre le principe majoritaire qui préside sans partage à notre système électoral et l’irrésistible fragmentation de notre paysage idéologique et partisan. La balkanisation des cœurs et des esprits s’accommode de plus en plus mal du manichéisme institutionnalisé et de la confrontation bipolaire obligatoire.
Le système dans lequel nous vivons est doublement et impitoyablement majoritaire. Il l’est à la fois à la présidentielle et aux législatives. Et cette gémellité des modes de scrutin contribue puissamment à faire des secondes une simple réplique de la première. Un scrutin majoritaire, c’est un scrutin qui donne la victoire, c’est-à-dire tout le pouvoir, au candidat, arrivé en tête, même si celui-ci n’est en fait vraiment désiré que par un tiers, un quart, ou même un cinquième (comme Jacques Chirac en 1995 et en 2002) des électeurs. Il y a donc un risque, inhérent au système, celui de faire élire un homme ou une femme qui, bien qu’arrivé en tête, soit rejeté par une très large majorité d’électeurs et ne dispose donc pas d’une légitimité suffisante pour diriger le pays. Imaginons que le mode de scrutin présidentiel ne comporte qu’un seul tour et qu’en 2002, au lieu de talonner Jacques Chirac, Jean-Marie Le Pen fût arrivé en tête : il eût été élu président de la République, alors même qu’il était rejeté, le second tour l’a montré, par plus de 80% de nos concitoyens. Ce risque est d’autant plus grand que le nombre de candidats de force comparable est élevé et que le vainqueur de la compétition ne recueille de ce fait qu’une fraction très marginale des suffrages exprimés.
Pour conjurer ce risque, on a inventé le scrutin à deux tours. Au premier tour, on vote pour le candidat selon son cœur, « on choisit ». Au second tour, on vote contre le candidat dont on ne veut pas, « on élimine ». Ainsi le vainqueur est-il à la fois celui que le plus d’électeurs souhaitent, au premier tour, et celui que le moins d’électeurs rejettent, au second. Pour que ça fonctionne, il faut que le pays soit principalement divisé en deux camps, la droite et la gauche, qui disposent, l’une et l’autre, d’une certaine cohésion et qui sacrifient au second tour leurs divergences internes sur l’autel d’une solidarité supérieure avec leur camp. Le premier tour permet aux électeurs de chaque bord de désigner le candidat de leur camp qui affrontera au second tour celui du camp d’en face. À droite on choisissait, comme en 1981, entre le candidat du RPR et celui de l’UDF, par exemple Jacques Chirac ou Valéry Giscard d’Estaing ; à gauche on choisissait entre le socialiste, François Mitterrand, et le communiste, Georges Marchais. Au deuxième tour, on arbitrait entre Mitterrand et Giscard. C’était le « quadrille bipolaire » décrit par Maurice Duverger. Cela fonctionnait ainsi pour les deux types de scrutin, la présidentielle, bien sûr, et dans une large mesure les législatives.
Aujourd’hui, toutefois, le système ne fonctionne plus. Il est détraqué. Pourquoi ? Cela ne marche plus car le pays n’est pas divisé en deux mais en trois ou en quatre : l’affrontement droite gauche n’a pas disparu mais il se double d’un affrontement tout aussi dur et potentiellement violent entre la France ouverte et la France fermée. Il oppose donc, d’un côté, la droite traditionnelle et le Front national, et de l’autre, l’extrême gauche de Jean-Luc Mélenchon et la gauche libérale d’Emmanuelle Macron. Dans une telle configuration, le système électoral aboutit à un second tour qui ne joue plus son rôle, celui de permettre l’affirmation d’un authentique second choix, le choix d’un candidat qui, pour n’être pas celui de son cœur, n’en est pas moins quelqu’un avec qui on partage vraiment des valeurs et des attentes. Dans cette hypothèse, plus de la moitié de la France se retrouve au second tour sans candidat dans lequel se reconnaître. Il y a bien un vainqueur mais, comme on l’a vu depuis vingt ans, il engage au plus un Français sur quatre et, cette fois-ci, on pourrait faire mieux encore : porter à l’Elysée un homme ou une femme des confins, un extrémiste qui serait regardé comme totalement illégitime par l’immense majorité de nos concitoyens.
Aux législatives, on peut avoir également des résultats erratiques et imprévisibles à la faveur de triangulaires (ou même de quadrangulaires) entre des partis profondément divisés, triangulaires ou quadrangulaires qui peuvent donner à l’un d’entre eux une majorité de rencontre démesurée en dépit d’une avance en voix non seulement limitée mais aussi hasardeuse dans la mesure où elle dépend d’abord du nombre des compétiteurs en lice : il suffit d’être en tête au premier tour, pour rafler la mise.
La décomposition du système politique est à la fois la cause et l’effet du dérèglement du système électoral mais peu importent les responsabilités respectives de la poule et de l’œuf : il y a péril en la demeure. Les solutions ne sont pas évidentes car le mal réside dans la division, la fragmentation du pays et la décomposition du paysage politique et même du tissu social. Le mode de scrutin n’est que l’accompagnateur et, si j’ose dire, l’aggravateur, d’un malaise autrement plus profond. Sur le plan parlementaire, les améliorations sont relativement aisées à concevoir. Il faut introduire une forte dose de proportionnelle dans le mode de scrutin législatif afin que toutes les grandes sensibilités du pays soient équitablement représentées à l’Assemblée nationale. Il faut en même temps maintenir une prime majoritaire au parti ou à la coalition de partis arrivés en tête afin d’inciter les partis de gouvernement à s’associer et à coopérer au lieu de se déchirer. Face à la proportionnelle, on brandit toujours la menace de l’instabilité et du retour à la IVe République sans voir que nos institutions arment fortement l’Exécutif et le mettent en mesure de résister à l’Assemblée grâce, entre autres, au 49.3, au droit présidentiel de dissolution, au pouvoir réglementaire, et au vote bloqué. La Ve République peut encaisser le choc d’un retour contrôlé à la proportionnelle.
Pour ce qui est du scrutin présidentiel, le problème est autrement plus ardu. Il n’y a pas moyen de changer de régime électoral, sauf à remettre en cause le principe de l’élection directe par les Français, ce qui est difficilement concevable. Certes, un chercheur comme Michel Balinski a mis au point une formule particulièrement ingénieuse visant à substituer le classement des candidats à la brutalité du choix au profit de l’un d’entre eux. Ce système dit de « jugement majoritaire » aurait le grand mérite de prendre en compte les deux pulsions légitimes qui doivent guider l’électeur : le désir du candidat préféré et le rejet du candidat redouté. Malheureusement, le dispositif imaginé par Michel Balinski est infiniment trop complexe pour être compris et approuvé par l’opinion.
Reste alors l’option du rééquilibrage des pouvoirs au détriment du chef de l’État et au profit du Premier ministre et du gouvernement responsables devant le Parlement. Ce serait sinon la VIe République du moins la Ve bis. Comme en Autriche ou au Portugal où le président est là aussi élu au suffrage universel mais ne dirige pas le gouvernement. Nous n’en sommes pas là, loin s’en faut, mais il y a fort à parier qu’ une telle inflexion s’imposerait de facto si l’un des candidats les moins consensuels comme Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon devait accéder à l’ Élysée et ne disposait d’aucune majorité à l’Assemblée. La victoire de l’extrémisme serait ainsi l’instrument paradoxal d’un retour sauvage au parlementarisme. Étonnant, non ?
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