La politique espagnole se fige… en apparence edit

15 mars 2016

Les Espagnols découvrent avec étonnement une situation inédite dans l’histoire de leur démocratie : le blocage et l’absence de gouvernement (le cabinet Rajoy demeure en fonction). Sans doute bon nombre d’électeurs partagent l’interrogation formulée par l’écrivain Félix de Azua qui, ce dimanche 13 mars, entrait à l’Académie espagnole : « si les hommes politiques ne savent pas négocier, à quoi servent-ils ? »

Pedro Sánchez (PSOE) a échoué les 2 et 4 mars à être investi président du gouvernement. Centristes de Ciudadanos (S’s) et socialistes (PSOE) avaient négocié un long accord de gouvernement susceptible d’être rejoint par d’autres forces. À eux deux, socialistes et centristes rassemblent 130 députés sur 350…

L’accord de gouvernement PSOE-C’s est objectivement une bonne nouvelle : des négociations serrées entre deux partis aux intérêts différents ont abouti à un programme de réformes politique, économique, sociale et culturelle. Tant Pedro Sánchez qu’Albert Rivera (C’s) ont fait preuve d’une certaine hauteur de vues pour esquisser la possibilité d’un gouvernement de coalition. Mais le positionnement politique et stratégique des deux partenaires est fondamentalement différent. Les centristes veulent amener le Parti Populaire de Mariano Rajoy (mais sans Mariano Rajoy – Albert Rivera lors du débat d’investiture de Pedro Sánchez a demandé aux députés populaires d’avoir le courage d’abandonner leur leader) à la coalition, tandis que les socialistes sont tentés par le ralliement sinon de Podemos, au moins de certaines de ses sous-marques (Compromis à Valence, Marea en Galice). Albert Rivera a déjà prévenu Sánchez : une coalition PSOE-Podemos-C’s est impossible. C’est d’ailleurs le seul point d’accord avec Pablo Iglesias, le leader incontrôlable de Podemos qui a posé aux socialistes l’ultimatum : ou eux (les centristes) ou nous.

Depuis que le roi Philippe VI a désigné Pedro Sánchez comme candidat à l’investiture fin janvier, le Parti Populaire et Mariano Rajoy avaient perdu toute initiative. Le vote du 4 mars aurait dû redonner à Rajoy une capacité de manœuvre. Le roi a refusé de désigner un nouveau candidat à la présidence du gouvernement et n’a pas même convoqué une nouvelle série de consultations. Il estime que les partis politiques doivent venir à la Zarzuela avec une proposition d’accord. S’il n’y en a pas, le 2 mai 2016, au terme du délai de deux mois prévu par la constitution, la onzième législature sera considérée comme achevée et des élections générales seront convoquées pour le dimanche 26 juin. Philippe VI a choisi cette stratégie prudente pour ne pas être instrumentalisé par les partis. Le PP lui a reproché implicitement d’avoir ouvert la voie au socialiste Sánchez – reproche que la Maison royale n’accepte pas du tout.

Rajoy, tout à sa nature de procrastinateur, se refuse à toute offre politique avant la fin de la Semaine Sainte. Depuis le 20 décembre, il promet une initiative qui ne vient pas, se contentant de répéter que le PP a gagné les élections et qu’il doit gouverner. Mais c’est lui qui a reconnu devant le roi ne pas être en mesure de former un gouvernement : il pensait démontrer que Sánchez ne l’était pas plus. Or Sánchez a été capable d’esquisser un début de coalition même s’il a échoué à prendre la présidence. Rajoy n’a toujours pas fait la preuve qu’il pouvait attirer à lui les centristes (cela ferait tout de même un bloc de 163 députés!)

Bref, manœuvres plus ou moins grandes, attentisme, la politique espagnole devient un jeu d’échecs ou de poker menteur. On n’est pas à l’abri d’une surprise de dernière minute : les parlementaires ont jusqu’au 2 mai pour investir un président. Comme dans tout match de football – et Dieu sait si les Espagnols usent et abusent de ce sport et de ce spectacle –, un but peut être marqué à la dernière seconde. Une improbable (à l’heure actuelle) mais pas impensable alliance de gauche pourrait rassembler autour de 165 députés et gagner sur le fil du rasoir.

Comme pour tout pays, les institutions contraignent fortement la vie politique. L’Espagne est une démocratie parlementaire dans laquelle le président du gouvernement jouit d’un pouvoir considérable, presque comparable à un régime présidentiel. En effet, une fois investi, il désigne ses ministres et met fin à leurs fonctions quand il le souhaite. Pour le renverser, il faut voter une « motion de censure constructive » : il ne suffit pas d’éliminer le chef du gouvernement en fonction, encore faut-il élire son successeur. Si d’aventure, le Parlement élu en décembre réussissait à investir un chef de gouvernement, celui-ci aurait quasiment la certitude de pouvoir tenir quatre ans. En effet, comment imaginer une alliance Podemos-PP pour renverser un gouvernement de Pedro Sánchez puisque aux votes de censure devraient correspondre dans la foulée un vote d’investiture pour rendre la censure effective?

En apparence tout est figé : le PP reste dans son splendide isolement oubliant qu’il n’en a plus tout à fait les moyens, C’s veut incarner l’esprit de responsabilité en favorisant un accord gobal des « partis constitutionnalistes » (PP, PSOE, C’s), le PSOE est écartelé entre la tentation gauchiste et la modération centriste tout en se refusant à un accord avec la droite, Podemos joue sa partition de « parti révolutionnaire », prêt à tout… puis à rien.

En apparence aussi, les intentions de vote sont figées. El País et l’institut Metroscopia diffusait dimanche 13 mars un sondage donnant 26% des intentions de vote au PP, 23% au PSOE, 18% à C’s et 16% à Podemos, soit d’infimes variations par rapport au 20 décembre. D’autant qu’il faut sans doute corriger les sondages d’El País qui ont tendance à surestimer le PSOE et C’s et à sous-estimer le PP et Podemos.

Pourtant, nul doute que cette situation de blocage politique et parlementaire aura de lourdes et sérieuses conséquences. Les banques lancent des avertissements sur le tarissement des investissements en raison des craintes que suscitent les incertitudes espagnoles. Les nationalistes catalans poursuivent leur programme de « construction nationale », même s’ils se rendent compte que Madrid tient les cordons de la bourse (si bien qu’on les voit venir à Madrid négocier des rallonges budgétaires tandis que le gouvernement Rajoy prend plaisir à les laisser s’asphyxier doucement). À l’automne, le Pays basque renouvelle son gouvernement régional : là les choses bougeront. Aux élections générales, Podemos est arrivé en tête dans deux des trois circonscritpions basques (Guipuzcoa et Viscaye). Un front nationaliste et gauchiste se mettra en place. Sans compter l’environnement européen qui se charge en nuages menaçants.

Philippe VI s’était plaint récemment dans une correspondance privée, rendue publique par la presse, que l’Espagne était un pays « difficile ». Il n’est pas au bout de ses peines!