Larry Lessig, de la Silicon Valley à la Maison Blanche edit
Fred Turner, l’historien de l’Internet, exhorte les icônes de la Silicon Valley à cesser de proclamer que l’on peut changer le monde grâce aux outils numériques, et les supplie de s’engager en politique. Et bien, Larry Lessig, le défricheur du droit de l’Internet, s’est décidé à sauter le pas. Il se présente aux primaires du parti démocrate pour la présidentielle de 2016. Mais qui a tué le Larry d’avant ?
Le Larry d’avant, l’inventeur de la formule talismanique des cyber convertis « Code is law », le concepteur d’une réforme du copyright adaptée à l’esprit de liberté d’Internet, le fondateur du Center for Internet and Society de l’Université de Stanford, le créateur des licences de Creative Commons, cet être adulé de la Silicon Valley est débranché de celle-ci depuis 2007. Cette année-là, il annonce sur son blog qu’il entend mobiliser autrement son énergie. Pour poursuivre son combat en faveur d’une société plus libre, il faut ébranler le système politique américain, il acquiert cette conviction à la suite d’une conversation avec Al Gore sur l’incapacité de Washington à affronter le sujet du réchauffement climatique. Alors que la plupart des intellectuels du Net continuent sur leur lancée et se projettent vers le futur en décryptant toutes les opportunités de l’économie collaborative, Larry Lessig choisit de plonger dans le chaudron politique. Il entame alors un combat contre la place de l’argent dans la démocratie américaine, notamment contre les mécanismes financiers, les levées de fonds, préalables à la désignation des candidatures. La concentration des donateurs est telle, qu’il y a une véritable capture du pouvoir par les « riches » – d’après le New York Times 400 familles auraient apporté la moitié des moyens financiers au cycle de l’élection en cours. Car ceux-ci ne donnent pas sans espoir de retour… sur investissement.
C’est muni de ce message, la dénonciation de la sélection des élites politiques par l’argent, et de ses effets en cascades, que le professeur de droit de Harvard se lance dans les primaires pour l’élection présidentielle de 2016. Cette candidature est associée à un unique mais grandiose objectif : celle d’une présidence comme un référendum. En d’autres mots, l’élu serait comptable d’un seul mandat, celui de faire voter The Citizen Equality Act of 2017, paquet composé de trois volets : amélioration les conditions d’exercice du droit de vote ; création les conditions d’une représentation de tous les citoyens ( les solutions seraient fournies par l’association Fair Vote) ; changement des règles de financement des campagnes électorales, en hybridant deux textes déjà existants : « The Government by the People Act » et The American Anti-Corruption Act ». « Le système est truqué » répète Larry Lessig, qui dit se lancer dans l’aventure car aucun Démocrate n’a présenté de programme capable de mettre fin à ce système. Il ne vise pas à s’installer réellement à la Maison-Blanche, mais envisage de rester le temps de faire passer cette loi, puis de démissionner pour laisser la place au vice-président (Bernie Sanders ou Hillary Clinton ?). Au final, sa candidature se présente sous l’étendard du témoignage et de la posture morale. Il se compare d’ailleurs au sénateur Eugene McCarthy qui, en 1968, fut candidat aux présidentielles, non pour être élu, mais pour porter le phare sur la guerre du Vietnam.
Ce saut dans la politique institutionnelle a été précédé par une succession d’actes militants dont le plus notable est la croisade initiée par Larry Lessig en janvier 2013 : la marche du New Hampshire Rebellion, contre la « corruption de la politique par l’argent ». Une marche qui, bien que modeste par son ampleur, dégage le parfum des défilés protestataires en faveur des droits civiques. Au départ, une vingtaine de personnes ayant répondu à l’appel du juriste pour un parcours de 300 km dans le New Hampshire à partir de la ville de Dixville Notch, une mini bourgade de quelques personnes réputée pour refléter avec exactitude l’équilibre républicain/démocrate aux élections. Cette marche en plein hiver, au bout du compte, a rassemblé quelques centaines de militants : une troupe hétéroclite, de tous âges, « avocats à la retraite, développeurs informatiques, militants du logiciel libre ou de la réforme de la Constitution, un pompier et son père, des psychothérapeutes, des chômeurs, des cyberpunks » (voir l’article de Flore Vasseur). A elle seule, avec des vétérans du Vietnam (devenus pacifistes), des geeks de la première heure, des rescapés du 11-Septembre et des militants de Occupy Wall Street, cette procession style « bâtons de marche, Gore-Tex et bonnets de laine » égrène l’histoire de l’Amérique des quarante dernières années. De cette initiative est né le NHRebellion, mouvement citoyen qui organise des marches pour sensibiliser sur les enjeux comme le changement climatique, les impôts ou la politique de santé.
A la suite de cet événement, Larry Lessig s’emploie à faire de l’entrisme au Congrès. Il se lance dans une collecte de fonds pour présenter des candidats prêts à défendre son projet. Grâce à un financement participatif, il récolte environ 11 millions de dollars. Aux élections de mi-mandat de 2014, 8 candidats partisans de la réforme ont concouru, mais deux seulement ont été élus. Ce demi-échec le convainc de changer de braquet et de viser plus haut : la Présidentielle.
Quelles affinités relient les deux combats de Larry Lessig, celui pour un Internet libre et celui pour la transformation radicale du système électoral ? Sa candidature a-t-elle quelque chose à voir avec les utopies de la Silicon Valley ? Depuis les origines, les intellectuels de l’Internet (Ochaï Benkler, Chris Anderson, Lawrence Lessig, Howard Rheingold, etc.) ont avancé sous la bannière des droits de l’individu et des capacités d’émancipation de la « networked society of individuals », notamment grâce l’élargissement de la participation citoyenne. Parmi les donateurs importants de la campagne de 2014, on note plusieurs entrepreneurs ou investisseurs des nouvelles technologies (Reid Hoffman, Peter Thiel, Chris Anderson, Fred Wilson, Joanne Wilson, Vin Ryan, d’après Politico du 1er août 2014). Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, vient de lancer une opération via les réseaux numériques pour populariser la candidature de Larry Lessig. Cet engagement de plusieurs leaders de l’Internet peut donner lieu à de multiples grilles de lecture : la solidarité à un compagnon de route ; le soutien aux principes de l’Internet des origines, toujours ramenés aux Pères fondateurs de la démocratie américaine ; le marquage d’un territoire face à un Congrès sensible aux intérêts de la vieille économie, et de la Défense.
L’alignement de certains entrepreneurs du Net – et non des moindres, puisqu’on trouve des représentants de toutes les branches du Web, celles du non-profit et celles du pro-profit, des libertariens comme des progressistes – sur les combats de Lessig souligne les éternelles ambiguïtés de cette nébuleuse économique. Hypercapitaliste et spéculative, mais galvanisée par le principe des droits de l’individu, elle n’hésite pas à se dresser contre le mur de l’argent en politique. Consciente des limites pour créer une participation égalitaire au débat politique au sein d’Internet – ce débat est animé par une petite fraction des internautes, les blogueurs et les journalistes – elle n’hésite pas à s’en remettre aux bonnes vieilles institutions parlementaires pour atteindre l’objectif de démocratisation citoyenne. De fait, le personnage de Larry Lessig incarne à merveille une obsession américaine : la recherche d’un idéal de démocratie, dans tout son éclat et pur comme un diamant. L’impossible étoile.
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