Réformer, mais avec qui ? edit

16 novembre 2007

Derrière les mobilisations actuelles au sein de la SNCF, de la RATP ou d'EDF, se pose la question du rapport des syndicats aux évolutions de la société et aux réformes conjoncturelles ou de structure que celles-ci appellent. Le problème interpelle les grandes confédérations. Mais il interpelle aussi le pouvoir politique. Réformer, oui, mais avec qui ?

A priori, la volonté de réforme s'applique aujourd'hui à des domaines étendus et variés : le marché de l'emploi, le temps de travail, les régimes de retraite, les revenus sociaux, la gestion du chômage, la formation professionnelle, l'insertion des jeunes dans l'entreprise, la représentation syndicale, la négociation collective, les normes de production du droit du travail, la démocratie sociale... Mais comment penser de telles réformes sans l'apport de partenaires convaincus de leur bien-fondé, prêts à les contester certes mais aussi à contribuer à ce qu'elles prennent vie et surtout pouvant influer en profondeur, de façon quasi hégémonique sur le terrain des rapports sociaux et contractuels ?

En l'occurrence, le pire serait d'être à nouveau confronté à ce qui s'est produit avec le PARE lors de la " Refondation sociale ". D'un côté un Medef ou un gouvernement bien en place, de l'autre des organisations approuvant la réforme mais minoritaires voire isolées, se limitant à l'influence de la CFDT et de la CFTC.

En fait, la faiblesse du réformisme syndical ne découle pas seulement de lointaines traditions culturelles, politiques et sociales liées au passé. Il découle d'un héritage plus récent et qui marque en profondeur, aujourd'hui, l'état du syndicalisme français. Il s'agit des trois échecs du réformisme lors des années 1980-1990. Et ces échecs sont d'autant plus patents qu'ils s'appliquaient déjà à des domaines d'interventions : la modernisation de l'emploi, l'unité syndicale ou... les régimes spéciaux de retraite, qui demeurent toujours d'actualité.

À la recherche du temps perdu ? Dans cette recherche, trois dates comptent plus que d'autres : 1984, 1988, 1995.

1984, c'est tout simplement l'échec des négociations sur la flexibilité, officiellement intitulée : " Négociations sur l'adaptation des conditions d'emploi ". Face à un pouvoir politique qui envisage de réviser l'ordonnance de 1982 sur les contrats de travail à durée déterminée et de statuer sur l'emploi à temps partiel et le " travail choisi ", certaines organisations patronales et syndicales optent pour la négociation collective et une démarche contractuelle. Outre le contrat de travail, le travail intérimaire, les négociations portent aussi sur les mutations technologiques et leurs effets sur l'organisation des entreprises et du travail, la réduction et l'aménagement du temps de travail, les procédures de licenciements, le travail différencié, entre autres. Les échanges durent plusieurs mois et sont souvent vigoureux. L'accord ne verra jamais le jour même sous une forme partielle. Les organisations réformistes d'alors, la CFTC, FO, la CFDT, après de longs débats internes voire des débuts de crises, renoncent à s'engager plus avant. Dans ce contexte une politique contractuelle voulait à la fois s'affirmer face à l'État et impliquer d'authentiques réformes. Elle échoue et une part importante des problèmes abordés alors se retrouvent... toujours aujourd'hui, à l'automne 2007, lors des négociations du " vendredi matin " entre le Medef et les syndicats.

1988 marque la fin d 'une tentative de recomposition syndicale visant à créer un front syndical réformiste. Au début des années 1980, le syndicalisme français demeure très divisé. Malgré la gauche au pouvoir, il s'affaiblit, perdant notamment nombre de ses adhérents. Le pacte d'unité d'action entre la CGT et la CFDT s'est effondré à la fin des années 1970, notamment lors de l'échec du " programme commun de gouvernement " défini par la gauche politique. C'est dans ce contexte que se crée une dynamique à laquelle prennent part à divers degrés, la CFDT, la FEN (de l'époque) et FO alors dirigé par André Bergeron. Il s'agit de tenter un rapprochement entre les grandes organisations réformistes françaises. Pour certains, ces efforts impliquent à terme une transformation radicale du paysage social et des pratiques syndicales. D'un côté, une CGT contestataire et isolée, de l'autre une sorte de " cartel " d'organisations réformistes, majoritaires voire hégémoniques. Mais les différends issus de l'histoire et les divergences d'orientations sociales voire sociétales ou politiques pèseront sur le projet et ne seront pas toujours dépassés. Plus immédiatement, la succession ratée de Bergeron en 1988, la prise de pouvoir de Blondel sur FO, l'orientation contestataire qu'il lui assigne, la scission de la FEN et la naissance d'une FSU très oppositionnelle, mettront fin à la recomposition réformiste du syndicalisme français.

1995 voit l'un des plus importants conflits sociaux que la France ait connus. La grève alors ressemble à s'y méprendre à celle d'aujourd'hui. Elle concerne, on le sait, des projets de réformes de certains régimes spéciaux de retraite. Elle débouche sur d'importants mouvements de grèves notamment à la SNCF où le conflit dure du 24 novembre au 18 décembre et à la RATP. Pour certains, là encore, le " particulier " se lie intimement au " général ". Le conflit sur les régimes de retraite ne concerne pas seulement, ni exclusivement les cheminots et les traminots. Avec Pierre Bourdieu beaucoup signent le 4 décembre 1995 un texte où il est écrit : " en se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l'égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C'est le service public, garant d'une égalité et d'une solidarité aujourd'hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites ". À la sortie du conflit, un autre type de recomposition syndicale apparaît. La recomposition d'un front réformiste et déjà loin dans le temps voire dans les esprits. Lui succède, un " conglomérat " d'organisations contestataires voire radicales allant de Sud à la FSU en passant par la CGT ou FO " tendance Blondel ".

Certes, depuis plus d'une dizaine d'années, certaines évolutions ont eu lieu. À divers niveaux, dans l'entreprise ou certaines branches, la négociation collective a pris plus d'importance. Au sein de certaines centrales, de nouvelles orientations sont apparues. Reste que l'héritage des années 1980-1990 façonne toujours le contexte syndical. La CGT tente un " aggiornamento " qui parfois n'est pas évident et qui se heurte souvent aux traditions culturelles ou idéologiques de l'organisation. Force ouvrière rompt avec un certain discours radical mais son discours porte peu. Avec de lointaines traditions historiques, l'héritage des années 1980-1990 explique à sa manière, les difficultés d'adaptation du syndicalisme français. Et ce faisant, l'absence d'un authentique réformisme syndical en mesure d'assurer une réelle hégémonie dans le champ des relations professionnelles, d'influer réellement sur les évolutions de l'économie, de l'entreprise voire de la société et de faire face au pouvoir politique.

D'où une " société syndicale " frappée d'une triple impuissance : celle d'organisations dont la radicalité relève du " ministère du verbe " et qui rêvent de révolution sans jamais oser le dire ni l'avouer ; celle d'organisations qui veulent rompre avec les gangues du passé mais sans toujours y parvenir ; celle d'organisations authentiquement réformistes mais dont les choix demeurent souvent minoritaires ou mal assumés, incompris de beaucoup de militants voire des pouvoirs publics.