Alimentation durable: un autre sujet de discorde? edit
En janvier 2019, la célèbre revue médicale The Lancet a publié un long article confirmant la forte interdépendance entre alimentation, santé et environnement. Ce travail y aborde de très nombreuses problématiques, telles que la fertilisation des sols, la pollution des eaux, la fragilité de la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre, ou encore l’hypertension artérielle des personnes, le diabète et l’obésité. Les auteurs y lancent un appel pour des changements importants de régimes alimentaires dans le monde entier, afin d’améliorer la santé des populations et de préserver l’environnement, qui rétroagit fortement sur la production alimentaire. Cette analyse complète de nombreuses autres publications scientifiques soulignant les très forts liens entre alimentation, santé et environnement. On peut notamment citer le rapport sur les relations entre alimentation et cancer, publié en 2018 par le World Cancer Research Fund.
Ces diverses contributions suggèrent qu’une amélioration des régimes alimentaires entraînerait de forts bénéfices en terme de santé pour les citoyens. Pour résumer, ces travaux préconisent (1) une baisse de la consommation de viande, de produits sucrés et de plats industriels transformés, et (2) une hausse de la consommation de fruits et légumes, de graines et noix, et de légumineuses (pois, lentilles…). De tels changements passent notamment par la promotion de régimes méditerranéens, flexitariens ou végétariens. Au-delà de la réduction importante des maladies chroniques, ces changements auraient des impacts significatifs sur l’environnement et le portefeuille des ménages. À partir de la dépense hebdomadaire moyenne d’une famille française, une étude publiée par le WWF en 2018 montre que le passage d’un panier actuel à un panier flexitarien entraînerait une baisse de 38% de l’empreinte carbone, et une baisse de 21% du coût monétaire de ce panier.
Si les différents bénéfices de ces régimes alternatifs paraissent établis, relativement peu de choses sont dites sur le meilleur moyen d’y parvenir, ce qui laisse entière la question des incitations privées et des réglementations qui aideraient à l’amélioration de ces régimes alimentaires.
L’éducation des citoyens est bien évidemment prioritaire, mais elle risque de faire face à certaines limites, notamment celles liées à la complexité des ajustements des systèmes alimentaires. Prenons par exemple, l’objectif de cinq fruits et légumes par jours qui est une mesure phare du Programme national nutrition santé (PNNS), en vue d’améliorer la santé. Imaginons un instant que tous les citoyens de la planète atteignent rapidement cet objectif. La très forte croissance de la production de fruits et légumes qui s’en suivrait demanderait une très forte augmentation de l’utilisation d’eau et de pesticides, ayant un impact négatif sur la santé et l’environnement. La biodiversité des régions maraîchères pourrait alors en être très gravement affectée, avec un risque de baisse drastique du nombre d’insectes pollinisateurs, ce qui conduirait, ultimement, à une baisse de la production de fruits et légumes. Bien évidemment, cet exemple de quelques lignes est volontairement caricatural, mais il montre la fragilité des écosystèmes et la complexité des mécanismes liées à des changements de régimes alimentaires de grande ampleur.
Face à la complexité des relations entre alimentation, santé et environnement, la puissance publique peut aider les consommateurs. Il est possible de regrouper les différents instruments réglementaires en trois catégories :
1. Les politiques d’information et de labels permettent aux consommateurs d’acheter des aliments en connaissance de cause. Ces politiques cherchent à responsabiliser les consommateurs tout en garantissant leur liberté de choix. Les limites de ces politiques résident dans l’imparfaite mémorisation des consommateurs, la possibilité de mauvaises interprétations et la prolifération de certains labels dont le contenu est peu vérifiable. Basé sur une classification par couleurs et par lettres, le système Nutri-score a été retenu par le ministère de la Santé en 2017, comme indicateur de la qualité nutritionnelle des aliments. Ce choix a été particulièrement controversé, et ce système n’a pas été imposé de manière obligatoire aux producteurs.
2. Les mécanismes de taxation des produits « néfastes » ou de subvention des produits « vertueux » visent à réduire les achats de produits « néfastes » ou à augmenter l’achat des produits « vertueux ». Cependant, la faible élasticité de la demande alimentaire par rapport aux prix limite souvent l’impact des changements de prix induits par les taxes/subventions sur les quantités consommées. La France impose actuellement une taxe soda sur les boissons sucrées. Comme noté dans l’article d’Eric Chaney, l’acceptabilité d’une nouvelle taxe dans la France actuelle requiert sans doute que les recettes de cette taxe soient intégralement reversées aux consommateurs. Dans cette perspective d’équilibre budgétaire, les recettes issues d’une taxe peuvent être mobilisables pour financer des subventions aux produits « vertueux », des campagnes d’information et/ou des programmes d’aides alimentaires aux plus pauvres. Il est à noter que certains scientifiques préconisent la mise en place de très fortes taxes sur la viande, ce qui risquerait de ne pas être vraiment bien accueilli, notamment par les Gilets Jaunes organisant des barbecues sur les ronds-points.
3. Les normes imposent aux producteurs un niveau minimal de qualité ou de sécurité de leurs produits. Elles peuvent prendre de nombreuses formes comme des interdictions de ventes de pesticides jugés trop dangereux, des limites sur les résidus de pesticides dans les aliments, ou des contraintes concernant l’usage de l’eau. Les normes réduisent la diversité des produits et la concurrence en limitant l’entrée sur le marché de certaines entreprises. En France, le monde agricole se plaint régulièrement de l’amoncellement de normes qui pénalisent particulièrement les petits agriculteurs.
Ces outils ont une utilité pour la promotion d’une alimentation durable, mais ils risquent de heurter certains citoyens qui se sentent exaspérés par l’entassement de normes, de taxes et/ou d’injonctions morales. Ces outils contiennent un certain degré de paternalisme qui est, implicitement, à la base des interventions qui cherchent à corriger les choix des consommateurs, étant considérés comme sous-optimaux par rapport à une perspective rationnelle, prenant en compte les nombreux effets sur l’environnement et la santé. Il peut être utile de se référer au concept de paternalisme libertarien, défini par Thaler (Prix Nobel d’économie en 2017) et Sunstein, qui soulignent qu’une réglementation doit préserver une liberté de choix, valorisée par les citoyens.
En s’appuyant sur cette notion de paternalisme libertarien et en tenant compte du contexte actuel, il me semble qu’une politique d’information ambitieuse pourrait contribuer au développement d’une alimentation durable. À l’instar du Nutri-score, un classement systématique des aliments et des paniers alimentaires par un nouveau « Global-score », englobant les critères agronomiques, environnementaux et nutritionnels, permettrait d’orienter les choix des consommateurs. Ce « Global-score » utiliserait toutes les connaissances scientifiques de l’INRA, de l’ANSES, et du PNNS. De plus, il pourrait être individualisé à l’aide d’applications et d’outils informatiques, visant à évaluer la durabilité du panier de chaque consommateur, et à lui suggérer des pistes personnalisées d’amélioration.
Mais, au-delà de cette suggestion, toutes ces questions doivent être débattues au Parlement et dans la société civile, afin de favoriser une alimentation durable soutenue par une large partie de la population.
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