Russie : la folie des renationalisations edit
Il se passe quelque chose d'étrange dans l'économie russe. Des entreprises publiques sous-performantes se sont lancées dans une série d'acquisitions d'entreprises privées en bonne santé. Selon la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement, la part de PIB créée par le secteur privé est tombée de 70 à 65 % l'an dernier. Ni le retour de l'idéologie socialiste, ni de pures considérations stratégiques, et encore moins un souci de performance économique n’expliquent ces opérations qui touchent à des secteurs aussi divers que la banque, le pétrole, ou l'automobile.
Depuis 1999, l’économie russe a connu une croissance de près de 7 % par an, essentiellement grâce au dynamisme du secteur privé : regain de vigueur du pétrole et de l’acier, progrès du commerce de détail et de la construction. L'Etat, au contraire, a peu appris et il continue à échouer. La plupart des secteurs publics, de la Justice à l’armée en passant par la santé, l'éducation et l’ensemble des administrations sont manifestement dans l’ornière. Le dénominateur commun de tous ces secteurs en échec, c’est la propriété publique. Dans ces conditions, un gouvernement rationnel et responsable devrait accélérer les privatisations et réformer le secteur public. C’est ce qui s’est passé jusqu'en 2003. Mais les trois dernières années ont mis un coup d’arrêt à toutes les réformes, et cette situation devrait perdurer jusqu'au départ du président Poutine.
Les renationalisations les plus spectaculaires se sont produites dans le secteur pétrolier. Entre 1987 et 1996, les entreprises publiques avaient réussi à réduire de moitié la production russe, entre erreurs de management et criminalisation rampante. Tirant parti du retour de la croissance, de nouveaux entrepreneurs avaient repris avec succès des majors comme LUKoil et Surgut ; mais dans les autres entreprises, la situation n’était pas glorieuse. Le gouvernement russe se rendit compte que des mesures énergiques étaient nécessaires, et il privatisa plusieurs des entreprises les plus criminalisées en les vendant à de jeunes hommes d'affaires.
En 1999, 90 % de l'industrie pétrolière était entre des mains privées et pendant cinq ans la production augmenta de manière exponentielle, avec un taux annuel moyen de 8,5 % notamment dû à l’introduction de technologie et d'expertise étrangères. Simultanément, la hausse mondiale des prix du pétrole permit à l’Etat de remplir ses caisses en taxant toujours plus les entreprises pétrolières.
En 2000, Yukos payait 6 milliards de dollars d’impôts, beaucoup plus que ce qu’on aurait pu imaginer lors de sa privatisation en 1995, ce qui prouvait que la légalisation et une politique de taxation raisonnable produisent bien plus de revenus publics que la nationalisation. En parallèle, la gouvernance d'entreprise s’améliorait. La bourse appréciait les entreprises récemment privatisées et attendait la privatisation promise de Rosneft et de Zarubezhneftegaz.
Alors que l'économie privatisée était plus florissante que jamais, la renationalisation a commencé en 2003. Ce n'est pas les échecs ou l’illégalité du secteur privé qui l’ont exposé à ce danger, mais au contraire ses succès et sa transparence.
La première renationalisation notable a été l'achat par Rosneft d'une petite entreprise pétrolière, Severnaya Neft, début 2003. Rosneft a d’ailleurs payé 600 millions de dollars pour des actifs qui avaient été achetés pour 7 millions seulement deux ou trois ans plus tôt.
La renationalisation la plus spectaculaire a bien sûr été la prise de Yukos par Rosneft, qui est toujours en cours. Elle commencé au cours de l’été 2003, avec la destruction systématique de l’entreprise par un Etat n’hésitant pas à user de persécutions illégales et de taxations confiscatoires. Rosneft ramassera bientôt les derniers morceaux de Yukos.
En septembre dernier, dans une opération très différente, l’entreprise d’Etat Gazprom a acheté Sibneft à l'oligarque Roman Abramovich, qui tout en ayant la faveur du Kremlin vit judicieusement en Grande-Bretagne. Gazprom a payé un prix de marché élevé de 13 milliards de dollars pour s’assurer le contrôle de ses parts.
Toutes ces opérations ont contribué à fragiliser l’ensemble du secteur, un comble vu le boom mondial du pétrole. Depuis que la persécution gouvernementale a rendu impossible l'administration et la direction de Yukos, ses investissement et ses niveaux de production ont commencé à s'effondrer. Le long retard dans la vente de Sibneft y a contribué aussi. Rosneft, de son côté, a peu investi, parce qu'il consacrait toutes ses disponibilités en acquisitions. Les derniers producteurs privés, TNK-BP, LUKoil et Surgut, ont quant à eux compris le danger de trop investir ou de trop promouvoir la production, et ils ont donc modéré l’augmentation de leurs capacités de production. En 2005, la croissance de la production pétrolière est tombée à 2,7 %, un chiffre dû aux seules entreprises privées. Cette année, les pronostics gouvernementaux prévoient une croissance d’à peine 2 % ; mais, après quatre mois, le taux annuel espéré atteignait à peine 1,7 % et la stagnation semblait proche.
Le gouvernement pourrait facilement et rapidement apporter un arrêt à ces dégâts, en relançant les privatisations. La Russie a besoin des entreprises privées pour développer l’exploitation de nouveaux gisements où les entreprises publiques ont longtemps échoué. Au lieu de quoi on voit Rosneft entamer des pourparlers pour acheter un nouveau concurrent privé, Surgut. Les dirigeants de Rosneft préparent un emprunt international pour lever les milliards qui leur serviront à rembourser les prêts et à s’offrir quelques stock-options.
Autre secteur clé menacé par les renationalisations, le secteur bancaire, où cinq grandes banques publiques achètent systématiquement leurs concurrents plus petits. Ces raids s’accompagnent de campagnes de diffamation et d’accusations de blanchiment d'argent. Résultat, le secteur bancaire reste dominé par l'Etat et son apport au PIB est de dix 10 inférieur à ce qu’il est dans une Ukraine pourtant moins développée.
Au niveau de développement actuel de la Russie, le secteur automobile devrait décoller, mais cela exige d’importants investissements des entreprises internationales. Plusieurs équipementiers importants ont annoncé qu’ils ouvriraient des usines dans le pays, mais leurs projets sont bloqués. Pendant ce temps, Rosoboronexport a pris le contrôle du géant AvtoVAZ, dont la restructuration est encore à faire et qui recevra d'énormes subventions publiques. Cela devrait ralentir la modernisation de l'industrie automobile russe.
Quelques entreprises de machines-outils se sont rétablies, comme Uralmash ; mais dans ce cas précis sa maison mère, OMZ, a été vendue l’an dernier à Gazprom pour des raisons inexplicables. Une autre entreprise qui marchait bien, Siloviye Mashiny, a été de la même façon vendue aux Unified Energy Systems, les détournant au passage de leur cœur de métier.
Dans un secteur aéronautique surdimensionné, quelques petites entreprises privées ont enregistré des succès, mais elles doivent maintenant rejoindre les entreprises publiques moribondes dans l’énorme conglomérat AiRUnion, dont les trois-quarts sont aux mains de l’Etat. Il ne fait aucun doute qu’avec quelques subventions, les grandes entreprises publiques mal gérées sauront évincer les parvenus prometteurs.
Des transactions comme celles-ci se multiplient à vitesse exponentielle dans le monde des grandes entreprises russes. Certains propriétaires ont la faveur du prince et reçoivent une somme correcte. D'autres, ayant négligé leurs relations avec le Kremlin, sont mal payés, mais ils vendent pour ne pas finir comme Mikhaïl Khodorkovsky.
Comme le suggèrent tous ces exemples, les effets structurels n’intéressent en rien le gouvernement. La renationalisation est conduite par les intérêts de hauts-fonctionnaires soucieux d’étendre leur pouvoir et leur richesse. Le gouvernement ne se donne même pas la peine de promouvoir ces mouvements de capitaux avant qu’ils aient lieux, et aucune idéologie socialiste ne se cache derrière la nationalisation.
En janvier, lors de sa conférence de presse annuelle, Poutine s’exprimait en ces termes : « Nous avons dix grandes entreprises pétrolières privées... Personne ne va les nationaliser; personne ne va se mêler de leurs affaires. Elles vont se développer selon les conditions du marché, comme des entreprises privées. Je crois que cet équilibre est le meilleur aujourd'hui pour l'économie russe, et cela inclut la participation active de nos partenaires étrangers et actionnaires. » Pendant ce temps, un nouveau projet de loi désigne 39 industries stratégiques que le Kremlin veut dominer, et les nationalisations continuent. Si ceux qui s’y livrent ne prennent même pas la peine de les justifier, quels effets positifs l’économie peut-elle en tirer ?
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