Débat : l'ouverture des marchés peut-elle profiter aux non qualifiés ? edit
Le modèle de Grossman et Rossi-Hansberg, qui aboutit à la conclusion selon laquelle les délocalisations peuvent améliorer le salaire des travailleurs non qualifiés, a soulevé d'énormes débats aux Etats-Unis. Hervé Boulhol en a parlé sur Telos le 11 octobre. L'une des questions posées par ce modèle est qu'il ignore certains effets des délocalisations ; il serait donc intéressant de savoir si ces effets peuvent être inclus dans le modèle.
Comme l'explique Hervé Boulhol, la nouveauté de l'approche de Grossman et Rossi-Hansberg consiste dans le fait de concevoir le commerce international non comme un échange de biens de consommation, mais comme un échange de tâches. Et cette approche leur permet de modéliser toute la complexité des effets de la délocalisation et en particulier ce qu'ils appellent « l'effet productivité ». Qu'il y ait un effet de productivité sur les entreprises n'est pas tout à fait surprenant. Si les entreprises décident de délocaliser, c’est bien parce que cela les rend plus rentables. Mais Grossman et Rossi-Hansberg démontrent dans leur modèle que l'effet productivité est aussi favorable aux travailleurs non-qualifiés du pays riche.
Ce résultat est intéressant même s'il laisse le lecteur quelque peu sur sa faim. En effet, le modèle de Grossman et Rossi-Hansberg pourrait également servir à nous aider à comprendre comment les différents effets de la délocalisation interagissent et comment il faut les replacer dans un contexte plus large. Il serait par exemple intéressant de comparer les effets de la délocalisation avec ceux de la migration. Si les tâches sont réalisées par des personnes, l’effet « Stolper Samuelson » et « l'effet productivité » sont-ils différents si ces personnes viennent effectuer les tâches dans le pays qui délocalise? On pourrait aussi se demander quelle est la relation entre l’échange de biens et la délocalisation. Qu'est-ce qui détermine s'il est plus rentable d'importer des pièces de voitures produites par des entreprises étrangères, de délocaliser leur production ou d'importer des voitures toutes entières?
En fait, la motivation des auteurs semble être au moins autant d'ordre politique que d'ordre théorique. Ils regrettent que le débat public se concentre sur les effets négatifs de la délocalisation sur la demande et donc sur les salaires relatifs de la main d'œuvre peu qualifiée (l'effet « Stolper Samuelson ») en ignorant complètement l'effet positif sur la productivité des mêmes travailleurs. Les deux effets combinés, disent-ils, pourraient bien mener à une hausse des salaires des peu qualifiés. En tant que contribution à l'enrichissement du débat public ce papier doit certainement être salué. Mais l'on peut se demander si les résultats présentés réussiront à changer la direction du débat public. Dans le climat actuel les arguments de Grossman et Rossi-Hansberg pourraient bien être reçus avec scepticisme.
L'inégalité croissante entre les plus riches et les plus pauvres engendre un malaise dans les sociétés aisées. Et aux Etats-Unis, la classe politique est de plus en plus préoccupée par le fait que le salaire réel du votant médian n'a de loin pas augmenté au même rythme que la productivité. Ce malaise est reflété dans des contributions récentes à la recherche économique et dans les prises de positions d'experts tels que Ben Bernanke, Kenneth Rogoff ou Larry Summers.
Le papier de Grossman et Rossi-Hansberg n'est certes pas en contradiction avec ces observations, car leurs calculs confirment que l'augmentation des salaires des travailleurs les moins qualifiés n'a pas du tout suivi l'augmentation de la productivité de l'économie. Mais l'assertion de Grossman et Rossi-Hansberg que les salaires auraient été encore plus bas sans délocalisation est peu rassurante dans ce contexte, compte tenu en particulier du fait qu'ils ignorent d'autres effets envisageables de la délocalisation, dont quelques-uns ont déjà été mentionnés par Hervé Boulhol.
La question intéressante est donc de savoir si ces effets peuvent être inclus dans leur modèle. Serait-il possible d'introduire l'hétérogénéité des travailleurs ainsi que des coûts d'ajustement quand ils changent d'emploi ? Le modèle permet-il de confirmer que la délocalisation a un effet négatif sur le pouvoir de négociation des travailleurs comme certains économistes tels que Rodrik ou Slaughter l'ont suggéré ? Permet-il d'analyser dans quelle mesure la délocalisation affecte la marge de manœuvre dont disposent les gouvernements s'ils souhaitent redistribuer les gains de l'échange ou de la sous-traitance?
Bref, le modèle peut-il nous aider à mieux comprendre le malaise des économies modernes ou, mieux encore, peut-il contribuer à trouver des solutions à ce malaise. Si tel est le cas, ce modèle aura certainement un effet important sur le débat public et pourra représenter un outil très intéressant pour ceux qui doivent trouver des réponses aux inquiétudes de la société. En attendant certains devront se contenter des bulles.
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