Fiasco en Syrie edit
“Our biggest problem is our allies… they poured hundreds of millions dollars, thousands of tons of weapons into anyone who would fight against Assad” : ainsi s’exprimait Joe Biden, le vice-président américain, le 2 octobre 2014. En 2011, Washington et plusieurs capitales européennes ont estimé qu’il était de l’intérêt général de libérer la Syrie de la tyrannie de Bachar el-Assad et de son clan, mais n’ont pas voulu s’en donner les moyens. Cinq années plus tard, l’absence de stratégie politique qui en a résulté apparaît d’une terrifiante inconséquence.
S’il n’était pas souhaitable de mettre des “boots on the ground”, pouvait-on espérer qu’en confiant à l’Arabie saoudite et au Qatar le soin d’organiser et de financer l’insurrection, ces deux régimes feraient la promotion de la démocratie et de la tolérance religieuse ? Il n’est pas vraiment surprenant que les moyens accordés par la coalition soient tombés entre les mains de groupes extrémistes, dont les objectifs sont quand même un peu différents de ceux des puissances occidentales. S’il y avait des partisans de la démocratie parmi les premiers insurgés, les fondamentalistes se sont chargés de les marginaliser, sinon des éliminer. Comment l’ignorer quand on sait à qui ont profité les livraisons d’armes en Afghanistan et en Irak, quand elles ont été effectuées par l’intermédiaire de ces pays ?
Il était tout aussi imprudent de compter sur la Turquie. Si on pouvait avoir des doutes sur l’orientation de l’équipe Erdoğan-Davutoğlu lors de leur accession au pouvoir, en 2011 il n’était plus possible d’ignorer leurs objectifs panislamistes et pan-sunnites. En Syrie, il est rapidement devenu évident qu’il s’agissait pour eux d’installer un régime islamiste. Ensuite, cette préoccupation a tourné à l’obsession. Croyant disposer d’un large appui international, le gouvernement turc a transformé ses régions du sud-est en base arrière pour les insurgés les plus radicaux, jusqu’à en faire un « international jihadist corridor », selon l’expression de Kadri Gursel: facilités de passage de la frontière, transferts financiers, fourniture d’armes, délivrance de soins aux blessés etc. Un rapport de la Foundation for Defense of democracies publié en 2014 a confirmé l’attitude objectivement favorable à Daech du gouvernement turc.
Bien que la Turquie soit devenue une partie du problème, l’administration Obama a voulu en faire une partie de la solution. Croyant à la pérennité de l’alliance nouée après la deuxième guerre mondiale, elle a cru obtenir d’Ankara un engagement en faveur de la lutte contre les extrémistes du nouveau khalifat. La réponse d’attente d’Erdoğan ne pouvait faire illusion. En refusant à l’armée américaine l’usage de la base d’Incirlik, puis en laissant son armée l’arme au pied comme Staline devant Varsovie pendant l’été 1944, alors que l’EI exterminait les Kurdes de Kobane, à quelques mètres de la frontière turque, il a clairement affiché ses préférences.
Sa priorité désormais affirmée de combattre sans merci les Kurdes, un des rares peuples du Proche-Orient à ne pas être contaminé par le virus islamiste, est un objectif propre au parti AKP au pouvoir à Ankara, qui ne peut être partagé, ni par le peuple turc, ni par les alliés occidentaux. Pourtant, alors que les Kurdes syriens sont sur le terrain les seuls à combattre sérieusement Daech, bien plus efficacement que les milices soutenues par l’Arabie saoudite et le Qatar, Washington a accepté la demande de la Turquie de les exclure des pourparlers entamés à Genève en janvier 2016.
Depuis 2009, loin de suivre son objectif proclamé de « zero problem with neighbours », la politique étrangère de la Turquie a pris un tour clairement anti-occidental, mais il semble qu’on n’ait pas voulu s’en apercevoir à Washington et à l’Alliance atlantique, en dépit des nombreuses actions de distanciation d’un pays devenu « a dubious ally » (selon Francis Ricciardone, ambassadeur US à Ankara de 2011 à 2014, cité par Wikileaks). Les signes n’ont pourtant pas manqué : blocage de la coopération UE-OTAN, tentative d’achat de matériel militaire chinois incompatible, refus d’appliquer les sanctions vis-à-vis de l’Iran.
En novembre dernier, en abattant un avion russe qui avait traversé une partie extrême de son territoire pendant 17 secondes (alors que l’aviation turque viole quotidiennement l’espace aérien grec), le gouvernement d’Ankara a pris des risques très importants. En février 2016, en bombardant les Kurdes syriens depuis son territoire, il a encore aggravé la tension.
Non seulement la deuxième armée de l’Alliance atlantique ne contribue plus à sa sécurité, mais elle la met en péril. Comme le note le journaliste Michael Brendan Dougherty dans The Week (3 déc. 2014), « Turkey is now the state in NATO most likely to reveal article 5 as a bluff, thereby putting the security of nations like Estonia or even Poland into doubt, or precipitating a conflict between Moscow and the West. » En provoquant une confrontation avec la Russie, avec qui l’Alliance atlantique est déjà en difficulté en Europe orientale, la Turquie espère-t-elle la contraindre à venir à son secours et ainsi échapper à une reculade humiliante en Syrie ?
Face à cette évolution à haut risque, il devient nécessaire de placer l’équipe Erdoğan-Davutoğlu devant ses responsabilités, en indiquant clairement que la protection de l’Alliance ne s’étend pas à des initiatives aventuristes en Syrie. Il ne s’agit pas de rompre avec la Turquie, mais de contraindre à une prudence élémentaire un gouvernement emporté par une vision partisane et belliqueuse, que beaucoup de Turcs estiment contraire à l’intérêt national et dangereuse pour la sécurité de leur pays.
Seule une pression déterminée de Washington décidera le gouvernement d’Ankara à cesser de se mêler du conflit syrien et à négocier avec le PKK, comme il avait commencé à le faire en 2013. Cela peut faire du tort au gouvernement AKP mais pas à la Turquie, qui a tout à gagner à enfin se doter d’une politique étrangère apaisée et à élaborer un compromis durable avec ses 15 à 20 millions de Kurdes.
À Bruxelles, il est tout à fait contre-productif de chercher à tout prix à se concilier les bonnes grâces d’Erdoğan, comme a récemment tenté de le faire la chancelière allemande. Si cela ne coûte pas grand-chose d’offrir à Ankara l’ouverture de nouveaux chapitres du processus d’adhésion, ce n’est pas très sérieux de brader ainsi une méthode de travail qui implique des progrès systématiques du pays candidat vers la mise en œuvre de la législation communautaire. Si la négociation marque le pas depuis 2006, c’est parce que le gouvernement turc, en « bargaining instead of complying » ne fait aucun effort pour respecter les critères inscrits dans le mandat de négociation. S’il est vrai que les États membres font aussi preuve de mauvaise foi, l’important recul des libertés fondamentales montre clairement que la démocratie n’est pas à l’ordre du jour en Turquie, comme l’a déclaré Erdoğan lui-même dès 1996 : « La démocratie est comme un tramway, vous l’utilisez jusqu’à votre destination, et vous en descendez. »
S’il en était besoin, lors de ses derniers contacts avec les dirigeants européens, le président turc a tenu un langage suffisamment violent pour qu’on se décide à lui montrer que son « chantage aux migrants » n’est pas acceptable. Au lieu de le féliciter de les accueillir, alors qu’il est en partie responsable du problème par son attitude de « pompier pyromane » en Syrie et ailleurs (Phoebe Weston, dans le Daily Telegraph du 30 septembre 2015 : « Turkish Airlines doubled its seat capacity between 2011 and 2014 and Frontex suggested that the airline was fuelling the illegal migration crisis by opening new routes in Africa earlier this month. »), il est devenu urgent de mettre en place un dispositif efficace empêchant les passeurs turcs de déverser des réfugiés sur les îles grecques d’Asie mineure, ce qui découragera les candidats.
Le moment n’est pas trop mal choisi, car la Turquie est actuellement très isolée par les effets catastrophiques de sa politique étrangère. Le « zero problem with neighbours » est devenu « only problems ». Aux vieux conflits avec la Grèce, Chypre et l’Arménie se sont ajoutées des disputes avec Israël, l’Égypte et maintenant l’« axe chiite » appuyé par la Russie. Avec Moscou, la tension est à son comble et l’encerclement programmé, depuis que Poutine n’a pas hésité à mettre des « boots on the ground » en Syrie.
Une politique de fermeté vis-à-vis de la Turquie n’est pas sans contreparties. Les négociations en cours à Chypre pour assurer la réunification de l’île offrent une porte de sortie honorable à une occupation de quatre décennies, qui aurait dû prendre fin depuis longtemps. Ankara peut y obtenir un accès privilégié aux nouvelles ressources gazières récemment découvertes en Méditerranée orientale, qui peuvent compenser en partie sa trop grande dépendance à l’égard de la Russie. En effet, le gaz israélien et chypriote n’atteindra la Turquie que si le gouvernement de Chypre accepte la traversée de sa zone économique exclusive par le gazoduc qui reliera les gisements à la côte anatolienne. Il n’est donc pas hors de portée de glisser vers une politique plus conforme à l’intérêt national.
Au-delà du cas turc, les puissances occidentales doivent s’interroger sur la fiabilité de leurs alliances au Moyen-Orient. Face à la multiplication des crises et à la montée de l’extrémisme, quels sont les alliés possibles de l’Europe et des États-Unis ? En quoi la participation implicite à une guerre fratricide entre chiites et sunnites, le soutien à des régimes qui financent l’extrémisme religieux, sinon le terrorisme, est-il de l’intérêt de ces puissances et même de la paix mondiale ?
Si le gouvernement de Damas est à juste titre dénoncé pour ses brutalités, il n’est pas le seul régime infréquentable de la région. En matière de violation des droits fondamentaux, il est en bonne compagnie. Puisque la baisse des prix du pétrole a relativisé le poids spécifique des monarchies du Golfe, n’est-il pas temps de se montrer un peu plus exigeant à leur égard ?
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