Comment faire redémarrer l’économie mondiale? edit
La performance de l’économie mondiale est bien inférieure à son potentiel de croissance et de distribution, du fait de trois décalages : entre la demande globale et l'offre globale ; entre les besoins d'investissement et les capitaux disponibles ; entre la promesse et les pièges du progrès technologique.
En premier lieu, la demande globale est insuffisante au regard de l'offre globale. Quand on regarde les écarts de production, comme l'a fait le FMI, on observe une sous-performance persistante de l'économie mondiale, avec un PIB global dont la croissance annuelle ne dépasse pas 1,5 % à 2 %. En effet, la croissance des économies émergentes a elle aussi ralenti, entraînée par la chute des prix des matières premières et le ralentissement du commerce mondial. Les pays qui en avaient les moyens budgétaires ont décidé de soutenir leur demande intérieure, en favorisant souvent la consommation par rapport à l'investissement ; quant aux pays qui ne disposent pas de ces marges de manœuvres, ils ont le choix entre une faible croissance ou des déficits significatifs qui accroissent leur endettement et dégradent leur solvabilité, ce qui pourrait s’avérer problématique si les taux d'intérêt, dont le niveau est anormalement bas, finissent par remonter.
Deuxièmement, d’énormes besoins d’investissements, surtout dans les pays émergents et en développement en voie d'urbanisation rapide, ne sont pas satisfaits alors même qu’il existe de gigantesques réserves de liquidités, dont le rendement est souvent en-dessous de l’optimum. Les avoirs détenus par les fonds de pension, les fonds souverains et les fonds de gestion d'actifs sont estimés à plus de 60 billions de dollars, soit presque autant que le PIB mondial. Pourquoi ces fonds ne sont-ils pas mieux investis ? Au-delà des risques associés aux projets, il faut compter avec les aspects réglementaires et institutionnels qui limitent les investissements, par exemple, en Afrique, où en 2010 la Banque mondiale estimait le déficit d'investissements à près de 100 milliards de dollars. Avec des rendements faibles depuis 2009 et des courbes de rendement relativement stables, un financement à long terme devrait être facilement accessible, si les risques étaient plus faciles à gérer.
Troisièmement, si la révolution technologique en cours laisse espérer une augmentation sensible de la productivité globale, certaines technologies de rupture perturbent profondément le travail et l’emploi. Elles tendent aussi à concentrer les gains entre les mains d’un plus petit nombre de bénéficiaires. Les perspectives des technologies transformatrices sont brillantes, à en croire ceux qui suivent ces développements de près, comme le McKinsey Global Institute. Elles peuvent changer la vie de très nombreuses personnes, partout dans le monde, tout en économisant les ressources. Pour autant, la vitesse et la portée de l'automatisation sont réellement alarmantes (Frey et Osborne 2013), même si certains auteurs sont plus optimistes (Autor 2014). La vitesse avec laquelle sont détruites les activités de routine (celles qui peuvent être codées) dépasse actuellement le taux de création d'emplois. Cette tendance, observée par certains chercheurs à la suite de la crise financière (Boeri et Garibaldi 2012), semble se maintenir dans les économies avancées. Les conséquences de l'automatisation et l'inégalité de distribution sont désormais bien documentées, et on peut les observer dans les tensions fiscales et le mécontentement social. Ce sera un sérieux défi de gérer cette transition, qui peut être assez longue.
Comme nous le soulignons dans un récent livre blanc (Spence et al., 2015), les défis que représentent ces trois divergences se croisent et interagissent ; ils se jouent aussi différemment à court, moyen et long terme. On considère généralement l'insuffisance de la demande globale comme un défi conjecturel de court terme, mais la divergence actuelle au niveau mondial dure depuis le début de la crise de 2008, il y a plus de sept ans déjà. Or une demande trop faible inhibe l'investissement, sans lequel le potentiel de production à moyen terme de l'économie mondiale ne peut augmenter. L'écart persistant entre les besoins d'investissement et les sources de financement tend également à réduire les investissements, ce qui abaisse la demande globale dans une autre torsion de la spirale, contribuant là encore à un ralentissement de la croissance et à une moindre hausse de la productivité à moyen et à long terme. Une demande de main-d'œuvre insuffisante, faisant suite de la faiblesse de la demande globale, se traduit par une baisse des salaires ou une hausse du chômage si les salaires sont rigides, ce qui conduit dans les deux cas à une distribution plus inégale des revenus. Cette tendance à l’augmentation des inégalités sera encore aggravée par l’impact des technologies sur le travail et l’emploi. Même si, sur le long terme, ces tendances peuvent être bénéfiques, le déplacement de la main d’œuvre et les profits accrus du capital et du travail très qualifié contribueront à la hausse des inégalités de revenus. Et la boucle se referme : de plus grandes inégalités de revenus peuvent encore aggraver l’insuffisance de la demande globale et donc impacter la croissance (Ostry et al., 2014).
Ces trois divergences qui se renforcent mutuellement traduisent non seulement une défaillance du marché, mais aussi l'incapacité des gouvernements à résoudre les problèmes qui se posent à eux. Faut-il céder au découragement ? Non : nous pensons qu'une action publique concertée, sur au moins trois fronts, peut améliorer les performances de l'économie mondiale, à la fois sur le volet croissance et sur le volet distribution.
Tout d'abord, il faut dynamiser la demande globale. Certes, personne ne se bouscule pour la relancer via des plans de relance budgétaire. Cette difficulté à agir atteste dans certains pays riches des impasses politiques (c’est le cas des États-Unis), tandis que dans d'autres économies avancées, elle reflète des niveaux d'endettement sans précédent. Toutefois, si l'économie mondiale était une entreprise ayant un niveau d'endettement excessif, mais de bonnes perspectives, compte tenu des taux d'intérêt très faibles aujourd’hui, nous nous attendrions à voir des programmes de restructuration de la dette visant à abaisser les niveaux d'endettement et à relancer la croissance. À notre avis, ce qui est en cause est une focalisation excessive sur certains indicateurs macroéconomiques, comme le ratio dette / PIB, qui est particulièrement trompeur en période de croissance modeste. Les faiblesses budgétaires qui sont apparues après la crise financière de 2009-2010 ont davantage résulté de la baisse des recettes fiscales que de grandes dépenses contracycliques (voir Arbatli et al., 2014). Chaque pays, bien entendu, doit veiller à l’efficacité de son système fiscal et surveiller l'équilibre, au sein des comptes publics, entre les dépenses de gestion et les dépenses d’investissement. En rupture avec la tradition, le FMI a exhorté les pays ayant un endettement raisonnable à dépenser davantage sur les infrastructures. Les travaux publiés récemment par l’institution tendent à prouver l'effet extrêmement positif des dépenses d’infrastructure pour stimuler la croissance dans les économies avancées, surtout lorsque les écarts de production sont grands et qu’on observe comme aujourd’hui des surcapacités dans de nombreuses économies. Des données récentes montrent que le multiplicateur de nouvelles mesures de relance budgétaire serait important pour l'économie mondiale, surtout si ces mesures étaient coordonnées de la même façon que les politiques de relance menées par le G20 en 2008-2009 (voir FMI 2014).
En second lieu, il faut combler l'écart entre les trop grandes réserves de capitaux et les énormes besoins d’infrastructures non satisfaits. Une question centrale est l'atténuation des risques, et il convient donc d’examiner le rôle des gouvernements et des mécanismes multilatéraux pour encourager le recyclage des capitaux excédentaires. Les participants au marché notent un excès de demande pour des émissions de dette comportant des caractéristiques d'atténuation de risque, comme les obligations impliquant la Banque mondiale et d’autres organisations multilatérales. Ainsi, ce mécanisme trop peu utilisé doit l’être plus systématiquement et permettre de faire levier des bilans des banques multilatérales de développement, en s’appuyant sur leur capacité à analyser des projet viables pour les investisseurs privés. Le Plan Juncker a élargi le rôle de la Banque européenne d'investissement sur le marché des prêts d'investissement. La Asian Infrastructure Investment Bank, d'inspiration chinoise, vise à remédier à l’insuffisance des investissements quand des rendements potentiels élevés peuvent être attendus. Il existe un grand nombre de projets viables, la question se pose de savoir si la communauté internationale a fait le nécessaire pour mobiliser les fonds d'investissement (en particulier dans les marchés émergents et les pays en développement) et si les institutions multilatérales utilisent assez agressivement leur bilan, voire si la taille de leur bilan est suffisante. À cet égard, nous notons que la Global Infrastructure Facility qui opère sous l’égide de la Banque mondiale est trop petite et que le financement du changement climatique est encore dans les limbes.
En troisième lieu, il faut compenser les inconvénients distributifs des progrès technologiques et de l'intégration de l’économie mondiale, en mettant en place des mécanismes qui assurent un partage large et intergénérationnel des avantages issus des gains de productivité. Si les conséquences des technologies ayant le plus d’impact sur l’emploi sont de pousser les salaires à la baisse ou de susciter du chômage, la concentration des gains entre des mains moins nombreuses peut non seulement être éthiquement répréhensible, mais aussi socialement insoutenable. Une stratégie de croissance à moyen terme doit être d'améliorer la répartition du capital humain en soutenant l'éducation et la santé des ménages à faible revenu. On peut y contribuer avec des politiques actives du marché du travail, menées à grande échelle et comprenant un effort de formation destiné à faciliter la réorientation. En outre, des politiques ciblées sont nécessaires pour améliorer la productivité, en particulier dans les petites entreprises des pays en développement, qui sont le pilier de l'emploi pour un grand nombre de personnes pauvres. L'expérience de l'Amérique latine, qui a réussi à garder les inégalités sous contrôle, offre des leçons importantes pour le reste du monde. Une combinaison de politiques de l'offre en matière d'éducation, de meilleure intégration des marchés du travail par le biais des infrastructures, et l’instauration d’aides sociales conditionnées au maintien des enfants à l’école a conduit à la baisse des inégalités sur plus d'une décennie et demie, alors que partout ailleurs les technologies et la mondialisation conduisaient à une hausse des inégalités. Ces approches font clairement partie d'une stratégie à moyen terme, mais si elles réussissent elles contribueront aussi à booster la demande globale en redistribuant des revenus vers le bas de l'échelle.
Ces trois domaines d'action publique concertée — stimuler la demande globale (avec un accent sur les investissements et les services essentiels), débloquer le flux des fonds excédentaires vers les besoins d’investissement non satisfaits, et atténuer la hausse des inégalités — se renforcent mutuellement. Les arguments analytiques sur lesquels ils s’appuient sont solides. Des solutions de politiques publiques sont possibles pour répondre aux défis économiques que nous avons évoqués, si l’on peut parvenir à un consensus politique pour les traiter, tant au niveau national que mondial. Il nous faut la vision globale et la volonté politique qui peuvent donner corps à ces solutions, et ainsi relancer l'économie mondiale pour qu’elle atteigne enfin son potentiel de croissance et de distribution.
Une version anglaise de ce texte est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU, sous le titre : « Restarting the global economy: Three mismatches that need concerted public action ».
Références
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Autor, D (2014), “Skills, Education, and the Rise of Earnings Inequality among the Other 99 Percent”, Science 344(6186): 843–51.
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Boeri, T, and P Garibaldi (2012), “Financial Shocks and the Labor Markets: Should Economic Policy Save Jobs?”, in O Canuto and D M Leipziger (eds.) Ascent after Decline: Regrowing Global Economies after the Great Recession, Washington, DC: World Bank, p. 21.
Brynjolfsson, E, and A McAfee (2015), The Second Machine Age: Work, Progress, and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies, New York: Norton.
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Frey, C B, and M A Osborne (2013), “The Future of Employment: How Susceptible are Jobs to Computerisation?”, Oxford Martin School working paper, University of Oxford.
International Monetary Fund (2014), World Economic Outlook. Washington, DC: IMF.
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Lustig, N, L F Lopez-Calva, and E Ortiz-Juarez (2011), “The Decline in Inequality in Latin America: How Much, Since When and Why”, Working Papers 1118, Tulane University, Department of Economics.
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Ostry, J, A Berg and C Tsangarides (2014), “Redistribution, Inequality, and Sustained Growth: Reconsidering the Evidence”, IMF Staff Discussion Note SDN 14/02.
Spence, M, D Leipziger, J Manyika and R Kanbur (2015), “Restarting the Global Economy: Harnessing the Forces of Economic Growth”, Growth Dialogue White Paper.
World Bank (2010), Africa’s Infrastructure. A Time for Transformation, Washington, DC: World Bank.
World Bank (2015), “From Billions to Trillions: MDB Contributions to Financing for Development”.
Zhu, M (2015), “World Economy: Output Gap and Potential Output Growth”, IMF Presentation at Bellagio Symposium on Sustainable and Shared Economic Growth, Rockefeller Foundation Bellagio Center, Italy, May 2015.
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