L’Europe selon le Conseil allemand des «Sages» edit
L’Allemagne a acquis une centralité incontestée dans la définition des futurs de l’Europe. Il importe de bien en comprendre les ressorts, les logiques et les déterminants. Or les très influents « Cinq Sages » du Conseil allemand des experts économiques nous livrent dans leur dernier rapport annuel une réflexion articulée sur l’intégration européenne dans un chapitre intitulé « Vote sur le Brexit : limiter les dommages, renforcer l’Europe par la subsidiarité ».
Leurs considérations sur les conséquences économiques du Brexit n’apportent pas de révélation. Elles conduisent notamment à un double rappel : l’indétermination des effets selon la nature de la sortie (hard ou soft) et le manque à combler pour le budget européen.
La suite est plus originale pour le lecteur français. En termes globaux, tout d’abord, les « sages » redoutent que l’équilibre des pouvoirs au sein de l’UE ne soit fâcheusement perturbé par la sortie de l’un des pays membres les plus favorables à l’économie de marché. L’Allemagne pourrait perdre la position d’arbitre dont elle a dans l’ensemble bénéficié jusqu’à présent, entre d’un côté les pays considérés comme économiquement libéraux, et de l’autre les pays restants, supposés groupés autour de la France. Alors qu’elle a pu jusqu’à présent former une minorité de blocage avec ces pays libéraux, l’Allemagne après le Brexit risquerait d’être plus facilement mise en minorité au sein du Conseil européen de l’UE, compte tenu de ses règles de décision à la majorité qualifiée. A l’avenir, elle ne pourrait maintenir son rôle central dans les processus de prise de décision au sein de l’UE que si elle se positionne plus franchement qu’actuellement dans le camp des pays les plus favorables au marché.
Le document examine ensuite les conséquences que le Brexit pourrait entraîner dans certains domaines. Il rappelle que si le Royaume-Uni et les parlementaires britanniques ont souvent été mis en minorité au sein du Conseil européen et du Parlement européen, ils ont malgré tout pu influer sur la législation de l’UE, et pas seulement sur les sujets réclamant l’unanimité. Il s’agit ici notamment de la politique de défense, de même que de la politique commerciale – notamment face à l‘attitude moins ouverte de pays comme la France. Sont aussi mentionnées les aides d’Etat, là encore, face à des pays qui, tels la France, sont supposés en souhaiter un encadrement communautaire moins strict. Le projet d’Union des marchés de capitaux est également évoqué, contre l’idée – prônée par la Commission européenne et par la France – d’une supervision centrale ou d’une réglementation harmonisée sur certains plans.
Les « sages » évoquent aussi le projet de taxe sur les transactions financières, que les « sages » réprouvent, bien que l’Allemagne et neuf autres pays souhaitent le concrétiser dans le cadre d’une coopération renforcée. Ils estiment que, sur ce type de dossier, le principal obstacle à une intégration européenne accrue réside moins dans l’attitude de blocage du Royaume-Uni que dans la difficulté des autres pays à se mettre d’accord et à surmonter les réticences de leurs populations.
Au-delà, les « sages » critiquent la manière dont l’intégration européenne a été menée dernièrement sur bien des plans. Ils jugent que la réponse appropriée au vote en faveur du Brexit consiste à aller vers un surcroît à la fois de souveraineté et de démocratie, via une application plus stricte du principe de subsidiarité. Une telle évolution impliquerait une double conséquence.
D’un côté, elle conduirait à laisser plus clairement aux États membres les tâches pour lesquelles ils sont supposés être les mieux placés, notamment dans les domaines de la politique budgétaire et fiscale, de la politique du marché du travail et de la politique sociale. Mettant en avant l’importance de la concurrence entre les systèmes et entre les sites d’implantation, les « sages » jugent à cet égard bénéfique le rôle joué par la concurrence fiscale. Ils critiquent en conséquence l’actuel projet d’harmonisation de l’assiette de la fiscalité sur les entreprises au sein de l’UE. Ils mettent aussi en garde contre les projets – qualifiés de « tentatives d’intégration précipitées » – qui, en réaction au Brexit, visent notamment à créer une capacité budgétaire à l’échelle de la zone euro. Ils réprouvent de même fermement l’idée d’une assurance chômage européenne et tout ce qui viserait à harmoniser les évolutions salariales au sein de l’UE.
De l’autre côté, une application renforcée du principe de subsidiarité requerrait aussi de réaliser davantage à l'échelon européen certaines tâches que les Etats membres sont incapables de réaliser pleinement par eux-mêmes. Le rapport plaide pour des avancées européennes notamment en matière de politique étrangère et de défense, de migration et d’asile politique, de même que de sécurité intérieure et de poursuites judiciaires. Il évoque aussi la régulation financière – sous le double angle de la supervision micro- et macro-prudentielle –, l’Union des marchés de capitaux (UMC), ainsi que la politique face au changement climatique – notamment par un renforcement du marché européen des quotas d’émission de gaz à effet de serre.
Au sujet de l’avenir de l’UE, le rapport passe aussi en revue un certain nombre de propositions actuellement débattues avec une tonalité nouvelle depuis le référendum sur le Brexit, en particulier concernant la liberté de circulation des personnes. Il explique que cette liberté est non négociable, en tant qu’élément indispensable pour le fonctionnement d’un vrai marché du travail à l’intérieur de l’UE. Il estime toutefois qu’il peut être parfois utile et nécessaire de freiner les flux migratoires entre pays de l’UE, lorsqu’ils sont motivés non pas par l’accès à l’emploi mais pas les avantages sociaux du pays d’accueil.
En outre, les « sages » renouvellent leur plaidoyer pour une réorientation du budget de l'UE, dont ils critiquent de longue date la structure par domaines d’intervention. Ils réclament aussi une plus grande logique de conditionnalité dans l’attribution des fonds structurels aux Etats membres, afin d’inciter davantage ces derniers à respecter les engagements pris dans le cadre du semestre européen.
Qu’en penser ? On peut ici se limiter à quelques points.
Tout d’abord, le rapport fait de facto l’éloge de la contribution britannique à la libéralisation économique de l’Europe. Face aux protectionnistes impénitents et aux étatistes de toujours, c’est un allié stratégique que l’Allemagne perd avec le Brexit.
Ensuite les sages allemands dont on connaît l’influence développent une conception de l’Europe recentrée sur les impératifs de sécurité collective, sur la responsabilisation budgétaire des Etats membres et sur l’unification du marché.
Ils se livrent même à un éloge appuyé de la concurrence fiscale en Europe. Or, et alors que le nouveau Premier ministre britannique Theresa May annonce vouloir faire du Royaume-Uni le pays du G20 doté du plus faible taux d’imposition des sociétés, le ministre fédéral des Finances Wolfgang Schäuble lui-même a fait part de son désaccord et de sa crainte que ce type de politique non coopérative n’affecte la stabilité de la zone euro et n’accentue l’érosion de la base fiscale au sein de l’UE.
Enfin et surtout, ce nouveau rapport des « sages » témoigne non seulement d’une forte réticence sur les questions budgétaires et fiscales, face aux risques d’aléa moral, mais aussi d’un surcroît de raidissement. Car ce même conseil allemand avait – dans son rapport annuel de 2011 – mis sur la table une proposition assez éclairée et audacieuse pour contrer la crise de la zone euro. A savoir la création d’un fonds d’amortissement qui impliquerait de mutualiser une partie des dettes souveraines au sein de cette zone.
Dernier élément : on peut s’étonner de l’hypothèse des « sages » selon laquelle la France serait, face à l’Allemagne, désireuse et capable de fédérer les pays considérés comme économiquement peu libéraux du clan « UE-Med ».
À ceux qui attendent de l’Allemagne un engagement plus ferme pour sortir de la « polycrise » identifiée à Bruxelles, ce rapport des sages sonne comme un rappel. L’Allemagne, loin d’endosser en Europe les habits de l’hégémon bienveillant et inventif, reste en grande partie engoncée dans son corset ordo-libéral.
Les idées exprimées dans ce texte n’engagent que leur auteur.
Les références du rapport : Sachverständigenrat für Wirtschaft (2016), Zeit für Reformen, Jahresgutachten 2016/17 (rapport annuel 2016/17 du Conseil allemand des experts économiques), novembre.
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