Trump et Taiwan, le juste prix edit
Taiwan avait disparu des écrans radars de la presse internationale. C’était sans compter sur Donald Trump, qui a choisi de se saisir de la question taiwanaise pour provoquer une confrontation sérieuse avec la Chine avant même son entrée en fonction. S’il a érigé l’imprévisibilité en méthode stratégique, on peut se demander ce que sont ses intentions réelles en réactivant l’un des principaux points chauds de l’Asie stratégique. Il y a deux scénarios, celui du grand marchandage autour de Taiwan, et celui d’une guerre froide en Asie. Ni l’un ni l’autre ne sont dans l’intérêt de Taiwan, et chacun soulève des questions sur le positionnement futur de l’Europe.
Le scénario du grand marchandage n’est pas nouveau. Il hante comme un spectre les couloirs du palais présidentiel à Taipei – toute la politique de sécurité extérieure de Taiwan vise à empêcher qu’il devienne une réalité. Depuis la visite secrète de Kissinger en 1971, le communiqué de Shanghai de 1972 et la reconnaissance de la République Populaire de Chine par l’administration Carter en 1979, Taiwan sait que les surprises stratégiques peuvent se produire à ses dépens. Ce ne fut pas toujours le cas, puisque la République de Chine n’aurait pas survécu sur l’île de Taiwan sans un retournement américain. Sans le déclenchement de la guerre de Corée, l’administration Truman aurait lâché Jiang Jieshi.
Or si le risque d’abandon stratégique a toujours été présent, l’alignement des étoiles qui se met en place pour 2017 est très spécifique – l’équilibre dans le triangle Chine-Etats-Unis-Taiwan est loin d’être acquis. La Chine est la deuxième économie mondiale et n’hésite pas à utiliser sa puissance pour refaçonner l’ordre asiatique, malgré ses vulnérabilités intérieures. L’approche du Congrès du Parti Communiste, prévu à l’automne 2017, est traditionnellement un moment de raidissement sur les questions internationales. À Taiwan, la démocratie prospère et la société, à défaut d’espace international, cherche à se concentrer sur ses questions intérieures – Tsai Ing-wen a été élue en début d’année pour réformer les équilibres socio-économiques, limiter la dépendance envers la Chine, mais aussi en captant un mouvement identitaire qui rejette l’intégration dans le monde chinois. Aux États-Unis, Donald Trump est entouré de Républicains qui croient à la compétition stratégique en Asie et veulent agir sur le rapport de force sur le plan militaire, mais il se présente aussi comme un pragmatique à la recherche de la transaction la plus avantageuse pour son pays.
Pour cette raison, les déclarations de Trump à la chaîne de télévision Fox News ne peuvent qu’inquiéter Taiwan. Il ne parle de la relation entre les États-Unis et Taiwan que sous l’angle de la courtoisie la plus élémentaire (décrocher le téléphone par politesse), avant de soulever les problèmes qui comptent davantage : le déficit commercial américain et les barrières invisibles érigées par la Chine qui faussent le jeu ; la construction d’îles artificielles militarisées en mer de Chine du Sud en 2014 et 2015, qui continue aujourd’hui ; et la contribution toute relative de Beijing à la résolution de l’armement nucléaire nord-coréen, un problème qui ne cesse de s’aggraver. Qui peut croire que les Etats-Unis accepteront que la Corée du Nord détienne réellement la capacité de frapper le sol américain avec des missiles intercontinentaux équipés de têtes nucléaires ? Si ces questions sont prioritaires, il n’en reste pas moins que Trump n’a jamais mentionné les raisons habituelles évoquées aux Etats-Unis pour justifier de leur soutien à Taiwan : la défense d’une démocratie dans le monde chinois, les obligations contractées par l’adoption du Taiwan Relations Act, la valeur stratégique de l’île pour la posture de défense américaine en Asie-Pacifique.
Ces déclarations suggèrent donc qu’il y a un juste prix pour Taiwan, un prix qu’il faudra négocier. Ce n’est bien sûr pas cet aspect que les commentateurs chinois ont retenu. Car sur la forme, Trump a frappé très fort en remettant en cause le « principe d’une seule Chine », la pierre angulaire des relations sino-américaine depuis 1972, leur « fondation politique » selon le ministère des Affaires étrangères chinois.
Prenons un instant Donald Trump au pied de la lettre. Abandonner le principe d’une seule Chine signifie reconnaître Taiwan comme un État – soit selon son nom constitutionnel, la République de Chine, soit en soutenant le mouvement indépendantiste taiwanais, dont la présidente Tsai Ing-wen est issue, dans leur rêve de constituer une République de Taïwan. Cela signifie donc lui donner les capacités de se défendre, en l’armant, et très certainement en l’intégrant sous une forme ou une autre dans l’alliance nippo-américaine.
Le président américain peut-il aller jusque-là ? Il est important de rappeler ici que le gouvernement taiwanais ne le souhaite pas. Tsai et le Parti démocrate progressiste ont construit leur victoire électorale de 2016 – et leur stratégie pour Taiwan – autour de l’idée qu’il fallait geler le problème et éviter de provoquer la Chine. S’il existe un courant au sein du DPP qui croit à la coopération militaire trilatérale avec les États-Unis et le Japon pour sortir du carcan du « principe d’une seule Chine », il n’a pas prévalu dans les débats internes qui ont précédé le retour aux affaires. Certes, une confrontation majeure entre les États-Unis et la Chine au prétexte du « principe d’une seule Chine » ne laisserait pas aux Taiwanais l’option de rester neutre sans choisir leur camp.
Si l’on accepte que Trump est un acteur rationnel qui poursuit des objectifs chiffrables, entouré qu’il est par des Républicains de l’establishment de la Défense, on en déduit que le rapport de force qu’il impose si tôt à la Chine, de manière si brutale et soudaine, vise des gains précis – et qu’il estime qu’il peut gagner. La diplomatie chinoise a un talent particulier pour esquiver les coups et plonger ses rivaux dans la torpeur lorsque le rapport de force lui est défavorable. Elle pourrait donc choisir d’esquiver la confrontation en mer de Chine du Sud en gelant ses constructions militaires et en parlant pêche avec les Philippines, et de relever de plusieurs crans la pression qu’elle exerce déjà sur la Corée du Nord. Mais les actions cosmétiques ne suffiront sans doute pas avec une administration Trump. Et sur le plan commercial, la Chine a peu d’espace pour accepter des concessions qui accélèreraient son propre ralentissement.
Le plus probable est donc qu’elle accepte le rapport de force, pour surtout ne pas montrer de faiblesse dès l’entrée en fonction de l’administration Trump. Se dessine donc une phase de positionnements et d’ajustements réciproques, qui inclura sans doute des éléments de compétition militaire, et à l’issue de laquelle se figera une nouvelle configuration – grand marchandage sur Taiwan ou nouvelle guerre froide en Asie.
Nous sommes donc entrés dans une période de reconfiguration stratégique décisive qui forcera tous les grands acteurs internationaux à se positionner. L’Europe a une carte à jouer, avec prudence. A l’heure qu’il est, elle observe avec stupeur et incrédulité le jeu dangereux d’enchères et de surenchère qui se met en place sans elle, sans encore vraiment prendre Donald Trump au sérieux. Or la brèche qu’il a ouverte sur les dossiers commerciaux donne de l’espace à l’Europe, confrontée elle aussi à des règles du jeu en Chine qui la désavantagent. Quant à la sécurité en Asie, l’Europe, en tant qu’acteur de second plan, ne peut concevoir son rôle qu’en termes d’influence modératrice qui agit contre les déséquilibres et pour un ordre fondé sur des règles de droit.
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