Le fardeau de l’homme vert edit
Les États semblent désormais s’entendre sur le principe d’une action déterminée contre le réchauffement climatique, mais ils restent profondément divisés sur le partage des efforts entre pays avancés et pays en voie de développement. Il est essentiel de réaliser ce partage dans un esprit de justice, aussi bien pour des raisons morales que pour obtenir la participation de tous. Mais les conceptions de la justice sont nombreuses et controversées. Pour progresser dans les négociations sur le climat, il faudra mettre en œuvre une justice non pas idéale, mais acceptable, qui permettra de construire un compromis entre les différentes parties. Sur quelles bases ?
Les pays en voie de développement ont développé deux lignes d'argumentation sur ce sujet. La première concerne « la responsabilité historique » pour le stock de carbone émis jusqu’à aujourd’hui par les économies développées. Ces pays avancés ont épuisé une grande partie de la capacité de l'atmosphère à absorber du carbone et devraient donc compenser les pays en voie de développement pour cette « expropriation ». L’argument est sérieux, mais on peut lui opposer des objections. Les pays riches n'ont pas agi en connaissance de cause. Ils se sont développés avec la conviction, qui jusqu’à peu était universelle, que l'atmosphère était une ressource infinie. De plus, les « expropriateurs » sont morts et enterrés. Leurs descendants, même s'ils pouvaient être identifiés, ne sauraient être tenus responsables d’actes qu'ils n’ont pas commis. Ces points ne renversent pas tout à fait l’argument de la « responsabilité historique » puisque les économies développées profitent énormément de leur industrialisation passée. Reste que les circonstances atténuantes que nous venons d’évoquer doivent être prises en compte.
La deuxième ligne d'argumentation des pays en voie de développement concerne la juste distribution du coût de la réduction des futures émissions de carbone. Supposons que les émissions globales soient contrôlées grâce à des permis d’émettre, qui seraient vendables et échangeables. Les pays en voie de développement considèrent que les permis devraient être alloués sur la base de la population ou du revenu per capita. En prenant pour base la population, le raisonnement est d’ordre juridique : chaque être humain possède un droit égal à utiliser le carbone global. En se fondant sur le revenu per capita, on tient un raisonnement égalitariste : les permis devraient être alloués aux plus pauvres afin de leur permettre de rattraper les autres. Ces deux principes impliquent que l’essentiel des permis doivent être donnés aux économies en voie de développement, soit parce qu’elles représentent la grande majorité de la population mondiale, soit parce qu’elles représentent l’essentiel des pauvres du monde. Le problème, c’est que les principes mentionnés ci-dessus ne sont pas généralement reconnus dans les relations internationales. Il n'existe par exemple aucun accord sur le principe d’un partage des ressources naturelles ; pourquoi en irait-il différemment de l’atmosphère ? On ne peut pas dire non plus que l’idée d’un égalitarisme rigoureux suscite l’enthousiasme. L'aide étrangère n'a jamais atteint ne serait-ce que la moitié des 0,7 points de PIB prônés par l'ONU.
Pour sortir de ce labyrinthe, on peut recourir à un principe qui est largement accepté comme une condition minimale d'impartialité : agir sans dommage. Dans le contexte du changement de climat, l’application de ce principe équivaudrait à réduire les efforts consentis par les pays en voie de développement, éventuellement jusqu’à zéro, jusqu’à ce qu’ils aient éliminé la misère. En termes pratiques, cela impliquerait d’allouer aux pays pauvres et émergents des permis leur permettant de maintenir leur croissance courante pour encore deux décennies, par exemple. Ce chiffre est une moyenne ; on peut imaginer que cet horizon temporel serait plus court pour la Chine et plus long pour l’Afrique. Après quoi, l’allocation des permis aux pays en voie de développement serait progressivement réduite. Les modèles climatiques nous offrent une base de calcul sur laquelle il serait possible de s’entendre. Notons au passage que ce raisonnement peut s’appliquer non seulement à un système fondé sur des permis, mais aussi à un modèle comme la taxe carbone mondiale. Pour accélérer le mouvement de convergence, on pourrait aussi transférer certaines technologies permettant d’économiser le carbone. On aurait ainsi un transfert de revenu ou de technologie aux économies en voie de développement, en quantité suffisante pour réduire fortement le coût de leurs efforts.
Une approche s’inspirant de ce modèle aurait beaucoup d’avantages. Tout d’abord il tient compte de la « responsabilité historique ». Une part significative des dommages dus à l’accumulation de carbone dans l’atmosphère consiste en l’élévation des coûts de réduction pour tous les pays ; dans le modèle proposé, une partie de ces coûts serait couverte pour une période définie. Il tient compte aussi des arguments juridiques et égalitaristes en détournant l'allocation des permis vers les pays les plus pauvres, ce qui aurait pour résultat un transfert financier significatif, alors qu’une allocation de permis fondée sur les émissions actuelles avantagerait fortement les pays avancés. Mais le transfert aux pays en voie de développement n'irait pas au-delà du décalage des coûts de politiques de réduction pour une période sur laquelle il faudrait s’entendre. Cela serait plus acceptable pour les gouvernements et les citoyens des pays avancés que de distribuer des permis sur la base des revenus nationaux ou per capita, ce qui aurait pour résultat des transferts financiers annuels vers les pays en voie de développement plusieurs fois supérieurs aux flux actuels.
Les enjeux de la négociation sur le changement climatique sont si importants que les parties en présence ne peuvent se permettre de camper sur leurs positions. Le principe d’une action « sans dommage » pourrait fournir la base d’un accord acceptable entre des négociateurs aux intérêts et aux visions aujourd’hui très divers.
Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
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