Mythes et réalités de la présence allemande au sein des institutions européennes edit
Au sein des institutions européennes, il est difficile de nier que les Allemands occupent un grand nombre de postes clés et que cette position dominante s’est renforcée au cours de la période récente.
Une présence dominante
Au plan politique, du fait du poids démographique et des performances économiques de son pays, Angela Merkel exerce une forme de leadership de fait au sein du Conseil européen. Néanmoins, l’épisode du choix du Président de la Commission européenne a montré que ce leadership pouvait être relatif, les chefs d’Etat et de gouvernement ayant dû finalement accepter l’interprétation parlementariste de la procédure du « Spitzenkandidaten ».
Au Parlement européen, depuis les dernières élections européennes de mai 2014, 56 postes à responsabilités ont été obtenus par les 96 eurodéputés allemands (49 lors de la fin du mandat précédent) contre 29 pour l’Italie, 28 pour le Royaume-Uni ou 26 pour la France. Ils détiennent notamment trois présidences de groupe politique (sur un total de neuf représentant pour sept groupes, certains étant coprésidés), dont celle du groupe le plus influent, le Parti populaire européen, présidé par Manfred Weber. En outre, Martin Schulz (social-démocrate) a été reconduit à la tête de l’institution, fonction qu’il détenait déjà lors de la seconde moitié du mandat précédent – c’est le 4e Allemand à occuper cette fonction. 5 commissions parlementaires sont présidées par des Allemands : Affaires étrangères, Commerce international, Contrôle budgétaire, Emploi et affaires sociales, Transport et tourisme. Ils détiennent également treize vice-présidences. À titre de comparaison, deux Français président une commission et neuf siègent en tant que vice-présidents.
Ces postes à forte visibilité sont complétés par des fonctions moins médiatiques mais très importantes telles que les coordinateurs des groupes politiques actifs au sein de chaque commission parlementaire. Là aussi, les chiffres sont sans appels : 28 Allemands – dont 9 dans les deux principaux groupes politiques – occupent cette fonction attribuée indépendamment des critères de nationalité, contre 18 Britanniques, 14 Italiens ou huit Français. Ces données sont assez proches de celles collectées lors du mandat précédent.
Par ailleurs, cette présence politique est complétée par un poids significatif au sein de l’administration du Parlement européen. En plus du Secrétaire général du Parlement, Klaus Welle, cheville ouvrière de l’activité de l’institution, huit directeurs sont allemands sur les 58 directeurs et directeurs généraux qui gèrent l’activité quotidienne. Ce poids administratif se retrouve au sein de chaque institution politique de l’Union. Cette tendance est en effet confirmée par la répartition des postes au sein des autres institutions européennes illustrée par l’attribution ou la prolongation du poste du Secrétaire général du Conseil (appelé auprès de la Chancelière, comme conseiller pour les Affaires européennes, Uwe Corsepius laissera son poste à un diplomate danois le 1er juillet 2015), de celui du Parlement européen ou du chef de cabinet du président de la Commission européenne qui sont tous les trois allemands.
À la Commission européenne, si aucun Allemand n’a présidé le Collège bruxellois depuis Walter Hallstein (entre 1958-1967), l’influence est partagée entre une présence politique forte au sein des cabinets et de l’administration. Au sein du Collège, Gunther Oettinger détient le portefeuille du numérique, jugé stratégique pour l’économie allemande. Au sein des cabinets des commissaires, l’Allemagne est la seconde nationalité représentée derrière les Français (25 contre 29). Les Allemands sont en poste auprès de 22 commissaires : quatre chefs de cabinet, dont celui du président Jean-Claude Juncker, et cinq adjoints ce qui en fait la première nationalité présente à ces deux postes stratégiques. Au total, la présence allemande s’accroît légèrement avec un adjoint de plus. Dans les services, si pour la fonction d’administrateur les Français, les Belges et les Italiens sont quantitativement proches, tous grades confondus, ce sont toutefois les Allemands les plus nombreux avec 1383 fonctionnaires. Sur les quatre grades les plus importants, la délégation allemande est systématiquement parmi les trois plus représentées ce qui garantit une continuité réelle au plus haut de la pyramide administrative.
Au plan économique et financier, il est notable que des Allemands ont été nommés également dans la période récente à des fonctions stratégiques : en 2010, Klaus Regling à la tête du fonds de sauvetage de l’euro ; en 2012, Werner Hoyer à la Présidence de la Banque européenne d’investissement (BEI).
Volonté hégémonique ou stratégie d’influence?
Dans un tel contexte politico-institutionnel, la tentation est forte dans certains pays, dont la France, de pointer ou de dénoncer le retour d’une volonté de domination, voire d’hégémonie, de l’Allemagne à l’échelle européenne. Il faut pourtant réduire l’écart entre la réalité de la présence allemande au sein des institutions européennes et les interprétations qui en sont données et qui nous paraissent très largement excessives.
D’abord, parce que, d’un strict point de vue quantitatif, la présence des Allemands à de nombreux postes clés, notamment au Parlement européen, s’explique par des facteurs objectifs, et notamment par le poids démographique de l’Allemagne depuis la réunification. Les députés européens étant les représentants directs des peuples de l’UE, il est légitime de faire dépendre le nombre de députés élus dans chaque Etat membre de la taille de sa population, d’où davantage d’eurodéputés allemands mais aussi français que de députés luxembourgeois ou maltais, et ce même si les « petits » Etats – démographiquement parlant – sont surreprésentés par rapport aux « grands » Etats, ce qui n’est pas sans poser de problème, notamment en termes de représentativité et donc de légitimité du Parlement européen.
Ensuite, parce que l’Allemagne a su utiliser mieux que d’autres les logiques politiques et institutionnelles à l’œuvre au sein des institutions européennes. Cela est sans doute lié au fait que le système institutionnel de l’Union est plus familier aux Allemands qu’à d’autres Européens. À titre d’exemple, la capacité des Allemands à s’organiser et à se concentrer plus fortement que d’autres délégations nationales au sein des groupes politiques numériquement importants au sein du PE leur permet – en raison de l’importance de la logique proportionnelle – à obtenir des postes de responsabilités : première délégation du PPE et chez les Verts, deuxième chez les sociaux-démocrates et la gauche radicale, troisième chez les conservateurs de l’ECR… En outre, on sait qu’il existe une corrélation entre le nombre de mandats effectués et les postes de responsabilité obtenus ; or, de ce point de vue, l’inscription de la carrière des élus allemands dans la durée constitue également un facteur explicatif de leur présence et de leur influence : la moyenne du nombre de mandats tous partis confondus est de 2,48 pour les Allemands, 2,23 pour les Britanniques ou 1,76 pour les Polonais et les Français. Cette donnée est d’importance lorsque l’on constate que plus de 60% des présidents de groupe politique en sont au moins à leur troisième mandat et que 40% des coordinateurs entament au moins leur second mandat.
Le décrochage entre l’Allemagne et la France
Sur un registre plus « qualitatif », l’influence d’un Etat au sein de l’Union européenne se mesure aussi à sa crédibilité, notamment dans le contexte de crise actuelle à sa crédibilité économique. On peut le regretter ou s’en réjouir mais c’est là une réalité incontournable. De ce point de vue, les performances économiques et budgétaires de l’Allemagne lui donnent un avantage comparatif évident sur la scène européenne. Dans ce contexte aussi, la montée en puissance de l’Allemagne s’explique mécaniquement par le décrochage de certains de ses principaux partenaires, notamment de la France : Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, a décrit dans des termes très nets cette évolution : « Jusque dans les années 1980, la France était le centre de l’Europe et Bruxelles était français. Depuis, Paris a perdu le leadership et s’est laissé dépasser par Berlin. Les Allemands ont investi de façon intelligente et subtile le cœur des institutions, ne plaçant pas forcément des hommes au sommet, mais à des postes-clés, là où les choses se décident vraiment » (Challenges, 20 novembre 2014), comme le montrent les exemples cités plus haut des secrétaires généraux et des chefs de cabinet à la Commission européenne.
Ce décrochage entre l’Allemagne et la France est évident sur le plan économique mais les dernières élections européennes ont également révélé un déclassement sur le plan politique qui produit des effets sur l’influence de chacun des deux pays au sein des institutions européennes. L’élection de 23 élus du Front national (qui n’ont pas réussi à constituer un groupe politique) sur les 74 eurodéputés français a non seulement affecté la crédibilité politique de la France mais aussi réduit la capacité des élus français à peser au sein du PE et constitue le facteur explicatif central de la dilution de l’influence française à Strasbourg. Le poids des élus français à Strasbourg doit donc davantage être comparé avec celui de l’Espagne ou de la Pologne qu’avec celui de l’Allemagne et parfois même, s’agissant du poids des députés français au sein des principaux groupes politiques, avec celui de pays plus « petits », démographiquement parlant : à titre d’exemple, avec 13 députés seulement, la délégation socialiste française est la sixième, derrière la délégation roumaine. Cet « effacement français », selon l’expression de Jean Quatremer, renforce mécaniquement la présence et l’influence de l’Allemagne sur la scène européenne. Laissons le mot de la fin à Sylvie Goulard, eurodéputée française : « Au lieu de gloser sur l’hégémonie allemande, on ferait mieux de s’interroger sur les raisons de la perte d’influence française » (Le Nouvel Observateur, 16 octobre 2014).
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