Élargissement de l’UE: une clarification (géo)politique nécessaire edit
Depuis une quinzaine d’années, la question de l’élargissement, qui faisait partie des priorités absolues lors des années 1990 et 2000, n’a cessé de perdre en importance. Or, l’agression russe contre l’Ukraine a radicalement changé la donne et l’élargissement est brutalement revenu en haut de l’agenda européen.
A l’origine de ce retournement se trouve une prise de conscience de la nécessité d’une réflexion géopolitique : engagée dans une confrontation dure avec la Russie poutinienne, mais aussi dans une rivalité stratégique croissante avec la Chine, l’Union européenne ne peut pas se désintéresser de son voisinage immédiat et encore moins le laisser en proie à l’instabilité et aux influences hostiles. Par ailleurs, la candidature de l’Ukraine (assortie de celle de la Moldavie et de la Géorgie) n’a pas pu être ignorée par l’Union, si cette dernière ne voulait pas porter un coup fatal à la crédibilité de sa raison d’être même. Cet enjeu de crédibilité reste entier pour la suite du processus : une répétition du scénario qui s’est déroulé avec les Balkans occidentaux depuis 2003 aurait des conséquences désastreuses tant pour l’Ukraine que pour l’Union. Or, l’intégration de l’Ukraine – compte tenu à la fois de son poids et de son degré de préparation – présente des difficultés qui vont au-delà de ce que les Communautés ou l’Union ont connu lors des élargissements précédents.
L’Union se retrouve donc face à une quadrature du cercle : comment ne pas désespérer et démobiliser les Ukrainiens par un processus d’adhésion long, technique et porteur parfois d’ajustements douloureux, sans toutefois prendre le risque d’accepter un élargissement mal préparé qui puisse la déstabiliser, voire la faire imploser ? Etant donné les difficultés de la « digestion » de l’élargissement de 2004 – qui constituent un des facteurs de la montée des euroscepticismes à travers l’Union – on peut aisément imaginer des scénarios de dynamiques politiques délétères qu’une adhésion ukrainienne mal gérée pourrait générer. Sans oublier l’enjeu des Balkans occidentaux qui doivent être inclus dans la nouvelle dynamique d’élargissement.
Tout cela fonde la nécessité de repenser la méthode, comme le pointait récemment Jean-Louis Bourlanges dans un entretien publié sur Telos. Il serait désastreux d’aborder ce défi inédit avec de vieux instruments, dont les limites ont été révélées par les élargissements précédents. La clé réside dans le dépassement du caractère rigide et monolithique de la définition de l’objectif, à savoir l’adhésion à l’Union, avec une logique binaire et un fossé profond qui sépare le statut de candidat et celui de membre et qui perpétue une perception – politiquement dommageable – profondément asymétrique de la relation entre les actuels et futurs Etats membres. D’où l’intérêt des diverses réflexions désormais bien entamées autour de l’idée d’une « adhésion graduelle », autrement dit d’une organisation beaucoup plus progressive du processus d’adhésion, où la frontière entre les membres et les candidats devient plus variable, dans le temps et dans l’espace – au gré des dynamiques propres à la relation entre chaque Etat candidat et l’Union. Il est également essentiel d’assurer des gains rapides sur le plan politique et symbolique, permettant aux citoyens des pays candidats de se sentir « membres de la famille » bien avant que leur pays ne franchisse tous les obstacles de la transposition du droit communautaire et de la mise à niveau de son économie. En somme, jusqu’ici on devait d’abord devenir un consommateur du marché unique européen, avant de devenir le citoyen de l’Union. Il s’agit maintenant de renverser la logique : devenir au plus vite le citoyen et se laisser le temps nécessaire pour atteindre le niveau nécessaire pour l’intégration pleine et entière dans le marché intérieur.
Ce renversement du paradigme passe notamment par une intégration volontariste et aussi rapide et pleine que possible dans les institutions de l’Union, mais aussi dans celles des politiques de l’Union où la marche à franchir sur le plan juridique et économique n’est pas très haute – à commencer, par exemple, par la politique étrangère et de sécurité commune. Bien évidemment sous réserve d’une adhésion sincère et crédible aux valeurs et aux fondamentaux des orientations stratégiques de l’Union, ainsi que d’une réforme de cette dernière pour éviter des risques de blocage à cause des stratégies de chantage de tel ou tel Etat membre.
Cette perspective d’une « Grande Europe », qui assume plus de flexibilité dans son fonctionnement en échange de plus d’efficacité dans sa prise de décision, est rendue non seulement légitime, mais aussi indispensable en raison de la « géopolitisation » de l’Europe qui ne saurait plus être considérée comme une simple option ; c’est désormais une nécessité imposée aux Européens par Vladimir Poutine. C’est face à ces défis que prend tout son sens la Communauté politique européenne (CPE), qui a le potentiel de devenir une préfiguration immédiate (et non pas une alternative !) d’un espace politique où les Etats membres et les Etats candidats se côtoient sur un pied d’égalité, tout en se coordonnant avec les autres Etats européens, pour échanger sur les questions clés pour l’avenir du continent.
Il ne faut pas se voiler la face : même si l’Union réussit à trouver la nouvelle méthode d’un processus d’élargissement plus progressif, inclusif et gratifiant pour les candidats, tout en préservant l’intégrité et les valeurs clés de la construction européenne, le chemin sera long, compliqué et forcément assorti de crises politiques diverses. Les chantiers à investir sont nombreux et complexes : la réforme institutionnelle, le cadre budgétaire, face notamment au casse-tête de la politique agricole commune ou de celle de cohésion, le respect des valeurs fondamentales et notamment de l’État de droit... Autant des défis qui risquent de renvoyer l’Union à des débats qui, déjà par le passé, ont pu menacer son existence même et qui trouve un écho tout particulier en France, le pays fondateur qui présente dès les origines une attitude particulièrement ambivalente à l’égard de la construction européenne en général, et du processus d’élargissement en particulier.
Le rapport de la France à la question de l’élargissement est caractérisé traditionnellement par un fort scepticisme : double veto gaulliste à l’entrée de la Grande-Bretagne dans les années 60, discours critique vis-à-vis de l’entrée des pays du Sud dans les années 80 sur fonds de crainte notamment du risque de concurrence des agriculteurs espagnols; surtout, anxiété vis-à-vis de l’adhésion à l’UE en 2004-2007 des pays libérés de l’ancien bloc de l’Est, fortement atlantistes et pro-économie de marché, soupçonnés de pratiquer des formes de dumping social et fiscal. Tout ceci alimentait le discours, traditionnellement porté par la France, sur la dilution du projet européen.
En effet, ce qui explique fondamentalement la relation de défiance des Français (tant dans les élites politiques et administratives que dans l’opinion publique) réside dans la logique politique qui définit le rapport entre la France et l’Europe : celle de « réincarnation » (pour reprendre l’expression de Zbigniew Brzezinski) ou encore de « projection » selon laquelle la construction européenne est d’abord pensée comme une « France en grand ». La conséquence est immédiate : pour un regard français, plus l’Union s’élargit, plus l’influence française se dilue; c’est ce qui explique le succès du discours en France sur l’opposition entre élargissement et approfondissement et aussi sur l’Europe à géométrie variable, à plusieurs vitesses, etc. L’Europe rêvée par la France est l’Europe « carolingienne » et de nombreux Français ne parviennent pas à s’approprier la nouvelle échelle continentale atteinte en 2004.
Depuis la fin de la Guerre froide, la difficulté française à se défaire du projet de la petite Europe « carolingienne » est devenue un désavantage stratégique pour la France auprès de ses partenaires, alors que la géopolitique aux marges du continent s’impose de plus en plus au processus de la construction européenne. Or, nous l’avons vu, la guerre en Ukraine a ravivé la question de l’élargissement de l’UE, ce qui a amené Emmanuel Macron à lancer le projet de « Communauté politique européenne » (CPE). Comme cela a été assez rapidement clarifié par le président français - la CPE ne doit pas être dissociée de la dynamique d’élargissement. Ainsi, en lançant le projet de la CPE, la France semblait vouloir démentir sa réputation de frilosité vis-à-vis de l’élargissement et notamment vers l’Est du continent. Or, il reste une vraie difficulté chez les élites politiques et administratives françaises à admettre que la « géopolitisation » de l’UE impose l’élargissement tout en restant compatible avec le projet original de la construction européenne et à l’expliquer à une opinion publique sceptique. Ces difficultés françaises à penser la « Grande Europe », et l’élargissement comme un élément de la puissance européenne, dessert l’influence française au sein de l’UE.
Il semble que le Président Macron l’ait compris et qu’il ait rompu avec cette vision française traditionnelle à l’occasion du discours prononcé à Bratislava en mai 2023, en déclarant que « la question (…) n’est pas de savoir si nous devons élargir (…) ni même quand nous devons le faire, c’est pour moi le plus vite possible ». Ce discours marque une évolution dans le narratif français vis-à-vis de l’élargissement avec un message positif aux pays d’Europe centrale et orientale. Toutefois, cette nouvelle approche doit encore trouver une traduction dans les faits dans des initiatives concrètes. Et elle nécessite aussi une clarification de trois sujets clés, conditions nécessaires pour que la France prenne toute sa place dans l’organisation de la « Grande Europe ».
Tout d’abord, il faut lever l’ambiguïté qui perdure sur l’articulation entre élargissement et approfondissement, en précisant les intentions françaises et en démontrant une capacité à promouvoir des compromis raisonnables en matière d’adaptation des institutions à une Union à plus de 30 Etats membres. Ensuite, il faut clarifier l’ambivalence du discours français sur « l’Europe à plusieurs vitesses » qui, d’un côté, a sa légitimité – la différenciation pouvant être conçue comme une voie de l’intégration – mais qui, de l’autre, peut laisser penser que la France est toujours prise dans sa nostalgie d’une « Europe carolingienne » qui chercherait à relativiser les acquis des élargissements successifs. Enfin, il est indispensable d’engager un travail favorisant l’appropriation par l’opinion publique française de la nouvelle échelle continentale et de la nature géopolitique de l’Union européenne.
Cet article est paru initialement en espagnol et en anglais sur le site de notre partenaire Agenda Publica - El Pais.
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