Mittal ou le business model du capitalisme émergent edit
Le groupe Mittal s’est construit en moins de quinze ans sur des investissements allers-et-retours entre pays émergents et pays post-socialistes (d’abord les pays émergents : Indonésie, Mexique, puis le Kazakhstan post-socialiste avec pour débouché la Chine, pays à la fois émergent et « socialiste », véritable cœur de son expansion ensuite tous azimuts). Il est ainsi à la fois très représentatif des grands groupes des pays émergents, et donc annonciateur de leur essor, mais aussi de celui de quelques groupes d’« oligarques » de l’est. Ne nous laissons pas surprendre à nouveau.
Les grands groupes des pays émergents vont plus loin qu'une simple stratégie-coûts. Leur capacité technologique croissante s’articule à des stratégies industrielles bien précises. Voyons le cycle. Ces entreprises opèrent sur des marchés où il y a non seulement croissance forte mais aussi stabilité de la croissance, donc investissement en flux tendu, sans délais entre bénéfices et ré-investissements. Ceci assure un cash flow important et des taux d'endettement faible (cas de tous les pays non anciennement socialistes ; cas de l'Inde en particulier, évidemment pas de la Chine en général, mais l’argument reste vrai pour ses entreprises les plus dynamiques) donc une croissance des capacités de réinvestissement. Cela permet à terme une diversification du modèle d'investissement.
Plusieurs grands groupes de pays émergents fonctionnent sur le modèle suivant : 50% des investissements dans le pays de départ – pour continuer d'« amorcer la pompe » –, 25% dans les autres pays émergents (pays dits « BRIC », Mexique, mais aussi pays arabes, pays africains pétroliers), marchés sur lesquels l'avantage comparatif n'est donc pas uniquement le coût mais la capacité à faire du « design industriel adapté » et des tailles ajustées pour les petits pays (avantage coût sur la conception et l’innovation incrémentale, donc déjà de l’économie parfaitement moderne).
Enfin les derniers 25%, schématiquement, servent à faire du rattrapage technologique : soit par joint-venture classique avec transfert de procédés aux lignes « hors JV », soit par rachat de brevets, soit par rachat de filiales de Recherche & Développement. Ceci peut-être « inamical », on le voit, mais aussi « amical », comme cette filiale de Dupont achetée par l’indien Reliance en 2004, ou Ranbaxy qui a repris la filiale « génériques » d’Aventis. En fait, les partenariats stratégiques entre firmes émergentes et firmes globales se multiplient. Ces dernières utilisent la Chine mais aussi l'Inde et d’autres pays émergents comme des plateformes de réexportation, ce que leurs partenaires locaux monnaient par l’accès au marché mondial. Bref, les acteurs des pays émergents sont déjà des partenaires des firmes globales, un jour amicaux, un jour hostiles. Il n’y a donc pas lieu de s’en émouvoir, mais plutôt de l’analyser.
Certaines firmes occidentales dépêchent d’ailleurs dans ces pays leurs meilleurs cadres pour y faire de la veille de rachat stratégique d’entreprises émergentes prometteuses… tant qu’il en est encore temps.
Taille des marchés, rapidité inhérente aux processus de rattrapage économique (que l’on se souvienne de la Corée, du Japon, de l’Allemagne de la fin du XIXe siècle ou de la France du Second Empire rattrapant l’Angleterre), cycles courts de financement, mise en communication de tous les territoires économiques permettant la recomposition rapide des processus de production intra-firmes, voilà pourquoi l'accumulation de capital est aujourd’hui très rapide dans les pays émergents, y compris sur des secteurs à fort contenu technologiques.
C’est l’enchaînement précis de ces éléments qui justifie l’assertion selon laquelle les firmes indiennes et chinoises devraient être sans peine les plus rentables du monde dans les années qui viennent, et de même que leurs pays accumulent les excédents commerciaux qu’ils ne peuvent à terme que placer en actifs occidentaux, de même leurs entreprises seront-elles condamnées à investir sur nos territoires, en commençant par des rachats. Dans l’acier, les entreprises de la 3e à la 6e position mondiales sont asiatiques : japonaises, coréenne, chinoise ; toutes se sont déjà internationalisées.
Mittal a en partie suivi cette trajectoire (il démarre dans une Indonésie tout juste émergente en 1976), accélérée par la recapitalisation de combinats de l’ancien bloc communiste (en somme, des partenariats avec des firmes de rang intermédiaire). Europe de l’est comprise, le groupe a 43 % de ses activités en Europe, pour 29 % en Amérique, et 28 % dans le reste du monde… émergent. Au Kazakhstan, M. Mittal accepte en 1992 de reprendre l’usine plus la mine plus l’ensemble des obligations sociales de l’ancien combinat, et de recapitaliser l’ensemble pour moderniser. Il réduit les coûts par l’investissement, ne réduit pas les salaires, ne licencie pas. Il fait ce que très peu de groupes post-soviétiques ont vu, il fait ce que beaucoup de combinats chinois ont connu : la remise en état et l’utilisation de capacités de production dont les anciens clients socialistes se sont évanouis mais pour lesquels de nouveaux débouchés doivent être trouvés de manière innovante : ce sera le marché chinois en plein décollage. Les actifs n’étaient pas chers, mais aussi les biens ne valaient rien, sauf à savoir les valoriser ; les aciéristes occidentaux s’en étaient désintéressés. De ce point de vue, M. Mittal est donc curieusement aussi exemplaire de certains groupes post-soviétiques recapitalisés par les quelques oligarques qui ont su se transformer en véritables industriels ; les fusions et les OPA sont là aussi à venir.
Pour autant, les firmes multinationales d’origine européenne ne sont pas condamnées.
Tout d’abord, les possibilités de stratégies de globalisation des firmes via les pays émergents sont offertes à toutes les firmes multinationales, et Arcelor est (était) engagé dans le même processus : il s’est retrouvé face à Mittal au Canada ou lors de privatisations en Ukraine. Mittal Steel – qui n’a pas d’usine en Inde – veut aujourd’hui s’y implanter et vient d’y signer un accord avec l’Etat fédéré du Jharkhand, alors qu’Arcelor envisageait également une implantation indienne. Arcelor par ailleurs vise le marché chinois… et y était en avance sur Mittal, qui n’y a pas d’implantation physique. Course de vitesse, donc, et l’on ne peut pas reprocher à Arcelor un quelconque manque de clairvoyance, simplement de vitesse. Le diagnostic est en revanche autrement plus inquiétant pour bien d’autres secteurs pour les entreprises européennes : retards importants dans l’informatique, les biotechnologies, retards relatifs dans l’automobile, retards ponctuels dans le ciment, sans doute dans la banque d’affaires, etc. En attendant, et avant que d’y prendre garde, ce n’est pas la moindre des ironies de voir qu’un mélange de capitalisme issu des pays post-soviétiques et des pays émergents tous « développementalistes », d’inspiration socialiste effrayent le capitalisme occidental, que l’on donnait historiquement triomphant.
Cet article a été repris dans Le Temps (Genève).
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