Bush maître du discours de la guerre edit
Le Discours sur l'état de l'Union du 31 janvier 2006 marquera soit l'affaissement durable du second mandat, soit la régénération d'un discours de la guerre qui n'est pas sans rappeler celui des années 1950, quand toute critique était assimilée à une forme d'intelligence avec l'ennemi.
Le Discours sur l'état de l'Union est une obligation imposée par les Pères constitutionnels, soucieux - déjà ! - de contrôler les dérives éventuelles d'un pouvoir exécutif aux tentations monarchiques. Selon l'article II, 3 de la Constitution, le président " informera le Congrès, de temps à autre, de la situation de l'Union et recommandera à son attention telles mesures qu'il estimera nécessaires et expédientes ". Alors que George Washington se présentait en personne pour lire son texte, Thomas Jefferson trouvait une telle pratique trop impériale ; il fallut attendre 1913 pour revoir un président (Wilson) se présenter devant le Congrès pour défendre sa politique de réductions tarifaires. Le train était alors en marche. Coolidge fit retransmettre sa déclaration par la radio en 1923, une technique reprise par Franklin D. Roosevelt, à partir de 1933. En 1947, le discours de Harry Truman fut transmis par la toute jeune télévision, qui à partir des années 1960 a fait du Discours sur l'état de l'Union un événement médiatique de toute première importance.
Celui de 2006 est d'autant plus attendu que le président est en difficulté. Alors qu'ils étaient 45% l'an passé à soutenir ses propositions, un sondage récent du Washington Post-ABC News indique que 51% des Américains partagent désormais les orientations des démocrates et se disent prêts à voter pour eux lors des prochaines élections, en novembre 2006. Les démocrates reviennent de loin, car c'est pour la première fois depuis 1992 que plus de la moitié de la population déclare leur faire confiance (51% contre 37%). Aux yeux de l'opinion américaine, le bilan de George Bush est négatif dans presque tous les domaines : politique irakienne, déficit budgétaire, économie, immigration, protection sociale, fourniture de produits pharmaceutiques aux personnes âgées, fiscalité. Seule exception à ce tableau assez sombre : la lutte contre le terrorisme. Il est donc probable le président se serve de ce traditionnel Discours sur l'état de l'Union, adressé urbi et orbi, pour renverser la vapeur.
Comment faire de ce cérémonial convenu un moment de reconquête partisane ? On peut trouver un élément de réponse dans le discours prononcé la semaine dernière par Karl Rove, son principal conseiller. Il faut passer à l'attaque, expliquait-il, aussi bien en ce qui concerne le bourbier irakien que pour les écoutes illégales de la National Security Administration. On retrouve ici la stratégie qui permit à George Bush de remporter la dernière élection présidentielle, et qu'on pourrait nommer le discours de la guerre. On en connaît les principaux éléments : tout en justifiant la centralisation du pouvoir autour d'une administration musclée, le président en campagne incriminait une " élite libérale " (affiliée au parti démocrate) qui n'avait pas le courage de ses convictions.
Mais il y a plus. Cette rhétorique de la guerre, il faut le comprendre, trahit l'esprit dans lequel les Pères fondateurs ont imaginé le Discours sur l'état de l'Union, en remettant en question l'équilibre constitutionnel entre les pouvoirs exécutif et législatif. L'une des tendances profondes du gouvernement Bush est sa forte réticence à accepter toute limitation du pouvoir exécutif. La présidentialisation de la politique américaine s'explique en partie par l'importance croissante de la politique étrangère. En effet, le même article II impose au président l'obligation de tenir le Congrès informé fait de lui " le commandant en chef de l'armée de terre, de la marine... et de la milice des divers États quand celle-ci sera appelé au service actif des Etats-Unis ". Or, c'est le Congrès qui déclare la guerre et pourvoit à l'entretien des forces armées (Article I, 8). S'agit-il d'une contradiction, d'une confusion, ou faut-il y voir un enchevêtrement délibéré destiné à garantir l'unité des acteurs politiques dans une période d'exception ?
D'une certaine manière, il semble que l'administration Bush cherche à faire de l'exception la règle, s'accordant une puissance qui passe outre les contrôles ordinaires. Cette tendance n'est pas née hier ; elle s'était manifestée dès avant le 11-Septembre, lorsque le vice-président Dick Cheney a refusé de livrer les noms de ceux qu'il avait réunis pour formuler la politique énergétique du gouvernement ; et elle se poursuit depuis, aussi bien à travers les méthodes utilisées dans la " guerre " contre le terrorisme (Guantanamo, Abou Graib, redditions extraordinaires et mise en question des Accords de Genève) que dans la politique domestique où le président ajoute régulièrement aux lois votées par le Congrès une déclaration indiquant que, quelle que soit l'intention du législateur, son intention à lui quant à l'exécution desdites lois est que... Etant donné les majorités républicaines dans les deux Chambres, la longue et patiente inféodation du pouvoir judiciaire, et les divisions et incertitudes chez les démocrates, cette accaparation sans vergogne du pouvoir n'a pas été soumise au débat critique qu'on attendrait.
Or, des deux choses l'une. Ou bien la politique de la peur sera gagnante, et le volontarisme affiché de la Maison Blanche aura raison encore une fois d'un parti démocrate incapable de trouver d'autre plateforme que négative. Ou bien, cette lente absolutisation du pouvoir autour du président atteindra ses limites ; il n'y aura pas de bouc émissaire ; la série de scandales qui portent les noms de Tom DeLay, Jack Abramoff... pour aboutir aux lobbies du K-Street Project sera comprise comme le résultat d'une vision anti-démocratique. L'inculpation du chef de cabinet du vice-président, Lewis Libby, éventuellement celle de Karl Rove en seraient les premières manifestations. On sait que l'autorité peut déchoir lorsqu'elle oublie ses propres limites. La leçon des Pères fondateurs tient à nous le rappeler. Passer outre la séparation des pouvoirs, c'est s'exposer à perdre toute légitimité politique.
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