Le bon bilan de Tony Blair edit

1 juin 2007

Dix ans après son arrivée au 10, Downing Street, l'heure du départ sonne pour Tony Blair : il est temps de s'interroger sur le bilan du New Labour. En France, le débat tourne le plus souvent autour du bien-fondé d’un prétendu « modèle anglo-saxon » et de son éventuelle adoption. Cette façon de poser le problème n’est pas la bonne.


Il est évident que la transposition pure et simple des institutions économiques du Royaume-Uni est impossible. On peut même soupçonner que les termes de ce faux débat sont imposés par ceux qui veulent voir le Royaume-Uni comme le symbole de « l’horreur économique » qu’il convient à tout prix de rejeter. Au lieu de se lancer dans ce type de discussion stérile, il faut se demander quels sont les principes du gouvernement de Tony Blair qui ont fait son succès populaire (deux réélections) et ont contribué à la réussite des politiques de son gouvernement. Avec un taux de chômage historiquement bas (autour de 5 %), un taux d’activité très élevé, une croissance relativement forte et régulière depuis dix ans et des progrès notables dans la lutte contre la pauvreté, le bilan économique de New Labour est en effet plus qu’honorable même si ses résultats sur la productivité et la rénovation des services publics sont plus mitigés.

A son arrivée au pouvoir en 1997, Tony Blair et son ministre des Finances Gordon Brown ont annoncé que les politiques du gouvernement britannique seraient dorénavant « evidence-based », c’est-à-dire fondées sur la réalité et son analyse rationnelle. Avec l’indépendance, tardive il est vrai, de la Banque d’Angleterre, c’est sans doute l’héritage le plus important de l’ère Tony Blair : les politiques économiques et sociales doivent être fondées sur la réalité et la rationalité plutôt que l’idéologie, la superstition, l’habitude, les cadeaux aux affidés ou encore les gains politiques de court terme.

Même s’il existe une continuité entre New Labour et les 16 ans de gouvernement conservateur qui l’ont précédé, cette notion de politiques « réelles et rationnelles » constitue une vraie rupture avec le passé. A ses début, la révolution thatchérienne a été imposée par la volonté d’une seule personne et ne reposait que sur la force de ses convictions. Ce primat de l’idéologie s’est encore accentué à la fin des années 1980 lors des pires excès du thatchérisme. Pour Tony Blair, donner la priorité à la réalité et la rationalité sur l’idéologie offrait un certain nombres d’avantages. Cela a d’abord permis d’enterrer définitivement les vieilles lunes les plus impopulaires du parti travailliste comme la nationalisation des moyens de production (la fameuse clause IV de la constitution du Parti travailliste). Mettre l’accent sur la réalité et la rationalité lui ont ensuite laisser garder ce qui fonctionnait dans l’héritage conservateur sans avoir à renier ses convictions. Enfin, réalité et rationalité lui ont sans doute permis de mener de bien meilleures politiques dans un grand nombre de domaines.

Comment conduit-on des politiques réelles et rationnelles (par opposition à celles fondées sur l’idéologie ou la distribution de prébendes) ? C’est en tentant de répondre à cette question qu’on commence à se rendre compte, non seulement de l’ampleur du chemin parcouru au Royaume-Uni, mais aussi d’un certain nombre d’ambiguïtés. Pour mettre en place des politiques réalistes et rationnelles, la première étape consiste à connaître et comprendre la réalité au-delà des idées toutes faites. En pratique, cela signifie d’abord examiner de façon critique les études existantes sur un sujet. Il peut s’agir d’analyses expérimentales et quasi-expérimentales ou d’analyses de données administratives aussi bien que d’approches plus qualitatives. Par ailleurs, une large consultation avec d’un grand nombre de « parties prenantes » est aussi le plus souvent entreprise. Un supplément d’analyse peut aussi être effectué, soit par le ministère lui-même, soit en faisant appel à des experts extérieurs. Malgré des tentations insulaires toujours présentes, les études comparatives sont aussi regardées avec attention. Ensuite, à la lumière de cette analyse préliminaires, un grand nombres d’options et de scénarios possibles sont explorés et quantifiés. Après leurs mises en place, les politiques sont aussi régulièrement évaluées, et ce de manière très rigoureuse.

Prenons un premier exemple. Le salaire minimum en Royaume-Uni avait été supprimé par Margaret Thatcher. L’une des promesses du Parti travailliste était de le rétablir. Une commission d’experts avec un mandat assez large (la Commission des bas salaires) a d’abord été créée en 1997. Six mois plus tard, une décision de principe était prise et le salaire minimum est devenu effectif en 1999. Etant donné les possibles effets négatifs du salaire minimum sur l’emploi, le niveau initial du salaire minimum au Royaume Uni était relativement bas à £3,60 de l’heure. Les évaluations dans les années qui ont suivi ont montré que ce salaire minimum assez bas n’avait pas d’effet néfaste sur l’emploi. Ceci a permis de le relever assez fortement au cours des années suivantes, atteignant £5,35 de l’heure fin 2006. Toutefois, il est apparu récemment que dans certains secteurs, tels les maisons de retraites, le salaire minimum devenait un frein important à l’embauche. Ceci a entrainé un net ralentissement de la hausse. Elle ne sera que de 3,1% pour l’année au 1er octobre 2007 contre 5,5% en moyenne pour les années précédentes. Cette approche pragmatique du salaire minimum a permis de conserver un équilibre entre un taux de chômage faible et l’encouragement au travail des moins qualifiés. Notons que sur ce dernier point, le salaire minimum a fait parti d’une stratégie plus globale pour rendre le travail plus lucratif puisqu’il a été complété par des crédits d’impôts significatifs pour les salaires les plus faibles. Comme on le voit, le débat sur le salaire minimum au Royaume-Uni est à mille lieues des slogans simplistes tels que « 1500 euros tout de suite » qu’on peut entendre en France.

La politique régionale constitue un deuxième exemple, beaucoup moins connu mais tout aussi important, de politique réelle et rationnelle. La décentralisation à géométrie variable entreprise en 1997 était nécessaire depuis très longtemps dans ce qui était sans doute le grand pays le plus centralisé d’Europe. Cette autonomie partielle des régions anglaises, les disparités régionales importantes entre Nord et Sud, et la configuration politique particulière du Royaume-Uni ont engendré des pressions politiques très importantes des députés (souvent « Old Labour ») du Nord de l’Angleterre pour relancer la politique régionale au Royaume-Uni. En plus de demandes de subventions directes, chaque région souhaitait aussi mettre en place une politique industrielle locale financée par le gouvernement central. Ces demandes ont été analysées sérieusement par le Trésor britannique mais ce dernier a conclus qu’investir massivement dans des pôles de compétitivité ne constituait pas un bon usage des ressources du gouvernement. En revanche, le gouvernement a pris conscience du fait que les politiques économiques et sociales décidées au niveau national n’avaient pas toujours le même effet partout sur tout le territoire. Un effort important a été fait pour améliorer le fonctionnement du gouvernement en la matière. Le ministère des Régions est dorénavant un partenaire à part entière pour tout ce qui concerne les politiques nationales en matière de travail, industrie, logement et transport. Encore une fois, le contraste avec le fonctionnement monolithiques des ministères en France et le saupoudrage des deniers publics autour des pôles de compétitivité « à la française » qui ont été décidés sans la moindre analyse sérieuse est assez frappant.

Même si cette approche réelle et rationnelle des politiques constitue une rupture, le Royaume-Uni n’est bien évidemment pas passé de l’obscurantisme à la lumière dans sa façon de concevoir et mettre en œuvre ses politiques économiques et sociales. Des simulations et évaluations sérieuses ont existé au Royaume-Uni avant le New Labour. D’un autre côté, des décisions importantes telles que l’invasion de l’Irak ont été prises en l’absence d’analyse sérieuse. Toutefois, Tony Blair a eu l’immense mérite d’annoncer que son gouvernement conduirait des politiques réelles et rationnelles et, malgré quelques faillites spectaculaires, d’avoir ensuite grosso modo tenu promesse.