Comment évaluer les députés européens ? edit
Les membres français du Parlement européen (PE) n’ont pas bonne réputation. A Bruxelles comme en France on leur reproche leur faible implication dans les travaux de l’assemblée, pour cause de cumul des mandats, d’intérêt limité pour la chose européenne ou d’opportunisme assumé. Jusqu’à présent, ce type de jugement était essentiellement étayé par le taux de présence des élus en séance plénière. Le site Internet Europa Agora propose désormais une étude plus ambitieuse de « l’engagement » des 78 élus français pour la période 2004-2006.
Disons-le sans détour : si l’ambition de mieux faire connaître le travail des députés européens et de distinguer les plus méritants d’entre eux paraît louable, le résultat proposé nous laisse circonspect. S’il ne craint pas de contester l’objectivité de l’étude au moyen d’un jugement lui-même subjectif, l’observateur régulier des travaux du PE sera surpris de voir affublés d’un bonnet d’âne quelques-uns des élus français les plus compétents et les plus actifs, qu’il s’agisse de Jean-Louis Bourlanges (67°) ou de Michel Rocard (65°). Les premiers du classement sont incontestablement des élus très impliqués ; de même, les quelques derniers méritent a priori d’être stigmatisés pour leur absentéisme et leur passivité. Il nous semble toutefois que le reste du classement aboutit à des résultats qui reflètent mal la réalité.
Cette étude – qui a été largement invoquée par les bons élèves et dénoncée par les autres – pose des problèmes méthodologiques certains, sur lesquels on ne s'étendra pas ici.
En fait la vraie question est de savoir ce que l’on peut attendre d’un député européen. Or ni les traités, ni la jurisprudence de la Cour de justice, ni les règles nationales relatives à l’élection des députés européens, ni même le règlement intérieur ou les résolutions du PE ne définissent la nature du mandat européen. Le PE a donc vu se développer des « styles » de représentation très contrastés, qui tiennent certes au degré d’implication et de sérieux des élus, mais aussi et surtout à des facteurs tels que leur expérience politique, leurs compétences professionnelles, leur culture parlementaire nationale, leurs autres mandats et fonctions, leur accès aux médias, leurs convictions politiques, leurs centres d’intérêts ou encore leur influence dans leur groupe politique. Un député eurosceptique aura ainsi des difficultés à accéder à des responsabilités au sein du PE, mais aura également à cœur de se consacrer avant tout à la dénonciation des travers de l’intégration européenne. Son engagement au PE sera de ce fait limité ; il sera néanmoins respectueux du mandat confié par ses électeurs, qui goûteraient peu qu’il se dédie au fonctionnement routinier de l’assemblée. De même, un responsable politique national de premier plan, élu au PE, sera beaucoup plus sollicité que ses pairs pour prendre part à des activités extérieures à l’assemblée, et y sera de ce fait moins présent et actif. Le PE doit-il pour autant se priver de la contribution d’hommes politiques d’expérience et d’influence ? En optant pour une stricte mesure du degré « d’engagement » des élus au PE, les auteurs développent une vision très centralisée du mandat européen : or celui-ci ne saurait se limiter aux activités de l’assemblée à Strasbourg et Bruxelles. Les élus qui s’impliquent activement – à l’échelle locale, régionale, nationale ou européenne – dans un débat sur l’Union et ses politiques, avec les interlocuteurs les plus divers, contribuent à leur façon au travail parlementaire et à la représentativité de l’assemblée.
Notre propos n’est pas de nier que les députés européens font preuve de plus ou moins de sérieux dans l’exercice de leur mandat, et que certains cumulards sont peu présents à Bruxelles et Strasbourg : c’est manifeste. Il semble néanmoins injuste de stigmatiser aux yeux de l’opinion publique les élus qui auraient opté pour un rôle parlementaire spécifique ou pour une conception de leur mandat qui inclut d’autres forums et arènes que les organes du PE. Toutes les assemblées parlementaires sont composées de députés qui remplissent différents rôles et sont appelés à se spécialiser. Cette situation est plus contrastée encore au Parlement européen, assemblée qui exige une forte spécialisation des élus en raison de la technicité de ses activités et des contraintes de la délibération supranationale. C’est pourquoi il nous paraît tout aussi illusoire de vouloir désigner le meilleur parlementaire européen que le meilleur musicien d’un orchestre philharmonique.
L’étude d'Europa Agora a le mérite de nourrir le débat public sur les activités des élus européens avec des éléments plus probants qu’un simple taux de présence ; ce classement pose toutefois problème en raison même de la rigueur que l’on est tenté de lui prêter. Or, celle-ci ne sera avérée que si les auteurs respectent trois préalables.
Le premier est une présentation et un commentaire approfondis de la méthode et des critères retenus, de nature à éclairer les choix opérés par les auteurs et à relativiser la portée du classement nominatif qu’ils proposent.
Un second préalable est l’intégration d’éléments de pondération qualitative. Peut-on mettre sur le même plan la rédaction d’un rapport-clé (budget, directive du type « reach » ou « services ») et celle d’un rapport de routine ou d’initiative ? Une approche purement quantitative fait craindre que les élus ne cherchent à améliorer artificiellement leur classement, par exemple en rédigeant – ou en faisant rédiger – de nombreuses questions ou en privilégiant les rapports de pure forme. Un suivi de l’activité des élus ne peut atteindre ses objectifs (mieux informer les électeurs et inciter les parlementaires à exercer pleinement leur mandat) que si les indicateurs retenus font droit à l’implication effective des élus dans les travaux de l’assemblée.
Le troisième préalable est un travail d’identification des rôles parlementaires. S’il nous semble très délicat de juger globalement les activités des élus, il est possible de dégager des idéaux-types (le hiérarque, le législateur, le contrôleur, le tribunicien, le porte-parole du PE, l’avocat d’une cause, le spécialiste du règlement, l’artisan des compromis) et de construire des indicateurs quantitatifs ad hoc. Partant de là, on pourra déterminer dans quelle mesure les élus s’investissent dans un ou plusieurs de ces rôles.
Idéalement, un dernier préalable serait une réflexion sur le type de représentation parlementaire dont l’Union a besoin. Le PE doit-il être un organe de contrôle ? Une instance du policy making ? Un forum démocratique ? Un médiateur, chargé d’améliorer les rapports entre l’Union et ses citoyens ? Un prosélyte des valeurs de l’Union sur la scène internationale ? Chacune de ces orientations commande une conception spécifique du rôle de l’assemblée et du mandat de ses membres. Ces questions n’ont guère été débattues pour l’instant, y compris au sein de la Convention, en raison des clivages nationaux, culturels et partisans auxquels elles renvoient, et des indéterminations qui entourent l’Union européenne. On comprend que les auteurs de l’étude se soient gardés de les évoquer ; il reste qu’en construisant leur indicateur d’engagement ils ont inévitablement pris position dans ce débat.
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