Europe : comment lutter contre la désintégration ? edit
Du lancement du Marché unique en 1992 à l'introduction de l'euro puis à l'élargissement de mai 2004, l'intégration européenne s'est déroulée à une allure vertigineuse. Des chocs comme la crise monétaire du début des années 1990 ne l'ont pas arrêtée, incitant au contraire à passer à l’étape suivante. Jusqu'au 29 mai 2005, cela renforça la confiance de ceux qui, en concevant le Marché unique dans les années 1980, ne pouvaient pas imaginer l'effondrement prochain du Rideau de fer et voyaient la monnaie unique comme un horizon lointain, théoriquement inéluctable mais pratiquement difficile à atteindre. Beaucoup de rêves étaient devenus réalité et il n'y avait aucun Plan B, quand les Français et les Néerlandais ont rejeté le Traité établissant une Constitution pour l'Europe.
D’où vint ce refus ? Les enquêtes Eurobaromètre indiquent qu’aux Pays-Bas, le manque d’information et la perte de souveraineté figurent en tête de liste des raisons invoquées par ceux qui ont voté “Non”. En France, cet argument nationaliste n’arrive qu’en quatrième position (à 18 %), alors que les deux raisons les plus souvent invoquées pour voter non étaient économiques : les “effets négatifs sur la situation de l'emploi en France” (31 %) et “une situation économique de la France trop mauvaise” (26 %). Le reproche fait à l'Europe d’être responsable de leurs malheurs économiques s’est peut-être imposé aux Français (et à un moindre degré aux Néerlandais) parce que la lenteur de la croissance avait déçu ceux qui s’attendaient à ce que le Marché unique propulse l'Europe sur la route de la croissance. Mais ce qui frappe, dans ces enquêtes, c’est la confusion significative entre ce qui était approuvé ou rejeté. En France, “trop libéral sur le plan économique” (19 %) et “pas assez d’Europe sociale” (16 %) figurent parmi les cinq premières raisons du vote “Non”, alors que les “premiers pas vers / symbole d’une Europe sociale” étaient cités par 7 % de ceux qui ont voté “Oui”. La politique sociale compte beaucoup en France et une majorité semble avoir estimé que la Constitution la menaçait, sans percevoir clairement les effets respectifs de l’intégration européenne et de la Constitution.
Les objectifs, les résultats et la méthode de l'intégration européenne restent un an plus tard source de confusion. Cette confusion n'est pas nouvelle; ce qu’il y avait de nouveau en 2005, c’était que les politiques ont voulu interroger leurs citoyens sans imaginer que cette confusion allait jouer, pour une fois et peut-être pour de bon, contre l'intégration européenne, au lieu de la faciliter en disjoignant les aspects les plus inconfortables d'un processus difficile.
Ce qui s’est passé en mai et juin 2005 n'implique certainement pas la fin de l’intégration économique, qui doit continuer à élargir le cercle des rapports économiques, dans la logique d’une histoire qui a vu le passage des villages aux royaumes et aux empires et, très récemment, aux nations et au-delà. Mais cela indique en revanche la fin d'un processus où chaque étape de l'intégration semblait amener le suivant selon une nécessité confuse, qui évoquait davantage un repas gratuit qu'un choix fondé sur l'évaluation rationnelle des avantages et des prix.
Les résultats des référendums obligent dorénavant à s'assurer que l’achèvement du marché européen s’accompagne d’un développement plus cohérent et politiquement négocié de politiques communes adéquates. L'établissement d'un marché unique des marchandises a exigé l'harmonisation des instruments politiques, comme les règles de qualité et de sécurité. Dans le domaine de la macropolitique économique, il était clairement impossible de laisser coexister un marché des capitaux unifié, avec des taux de changes fixes, et des politiques monétaires indépendantes : on a résolu cette incohérence dans l'Eurozone en renonçant à la politique nationale par l'union monétaire.
Mais beaucoup d'autres problèmes restent à traiter. La première version de la directive Services ignorait le fait que la compétition des systèmes réglementaires peut nuire à la qualité de dispositifs crées pour répondre à des problèmes d’asymétrie d'information : si l’on ne prend pas en considération la façon dont les régulations nationales et les rentes de monopole répondent à ces problèmes, il serait illusoire de s'attendre à ce que les gouvernements et les citoyens acceptent une intégration économique qui ne se soucierait pas d’harmoniser les règles communes. Et il est conceptuellement incohérent de stipuler que les impôts et les politiques sociales relèvent du niveau national, de permettre la concurrence et la mobilité sans limites des biens, en espérant pouvoir mener conserver des marges de manoeuvre politiques dans cette course aux prix bas. Quand l'action politique est nécessaire, mais que les marchandises et les facteurs de production peuvent réagir réciproquement en ignorant les limites des entités politiques, la compétition qui s’ensuit entre ces entités va à l’encontre des buts collectifs.
Ce sont des problèmes classiques de cohérence des politiques monétaires qui se posent aujourd’hui, mais il est encore plus difficile de les résoudre quand il s’agit des politiques sociales ou fiscales que quand on s’en tient aux taux d'intérêt. Les citoyens sont plus sensibles aux salaires et aux impôts qu’à la politique monétaire, et ces questions apparaissent beaucoup plus clairement comme des points politiques que comme des points techniques. Une solution politique commune de ces problèmes collectifs communs devrait être cherchée dans une espace de discussion politique qui n'existe pas encore au niveau de l’Union et qu’il est difficile d'établir à travers les frontières de pays membres toujours plus hétérogènes.
L’Etat conserve un rôle économique majeur aux yeux de la plupart des citoyens européens, mais chaque pays a ses propres traditions, sa propre histoire, sa propre langue politique. Même si la politique reste en Europe une affaire nationale, les politiques économiques qui ont un effet direct sur la redistribution dans et à travers les pays devraient être discutées dans les journaux politiques et les campagnes électorales de toute l'Europe. Ce n’est pas encore le cas, et il faudra que ce débat se développe, lentement mais sûrement, si l’on veut réussir l'intégration politique économique de l’Europe.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)