Faut-il revenir sur la flexibilité ? edit
Les taux de chômage français (8,9%) et européen (9,1%) sont aujourd’hui à peu près identiques à celui des États-Unis (9,4%) et ils progressent au même rythme. C’est une coïncidence plutôt rare. Lors des chocs pétroliers des années 1970, le chômage n’avait pas augmenté aussi vite en Europe qu’aux États-Unis. De nombreux économistes américains louaient alors le fonctionnement des marchés du travail européens. C’est au début des années 1980 que le taux européen a rejoint puis dépassé le chiffre américain. La flexibilité du marché du travail américain est alors apparue comme un modèle plus convaincant et les pays européens ont commencé à s’en inspirer. Les cycles se sont rapprochés et l’Europe a rejoint les États-Unis. La crise n’a pas remis en cause cette convergence, mais on s’interroge désormais des deux côtés de l’Atlantique sur les bienfaits de la flexibilité. Va-t-on vers une remise en cause ?
Une rapide comparaison atteste la réactivité nouvelle des marchés du travail européens. Aux États-Unis, pour chaque point de croissance en moins, le taux de chômage augmente de 0,4 points, et ce aussi bien au cours de la période 1962-82 qu’entre 1983 et 2007. En France, les ralentissements économiques de la première période n’amenaient que 0,14 point de chômage par point de croissance en moins, alors que le chiffre de la seconde période est quasiment aligné sur celui des États-Unis.
Cette flexibilité a des implications importantes. Il n’y a pas si longtemps, les décideurs s’inquiétaient des pressions inflationnistes « de second tour », qui se faisaient sentir lors des négociations collectives sur les salaires. Il était alors réconfortant de se référer aux résultats empiriques du Wage Dynamics Network de la Banque centrale européenne : ce réseau de chercheurs a montré que la déréglementation, le recul du syndicalisme et la concurrence internationale ont contribué à augmenter la flexibilité de l’emploi, limitant ainsi les réactions salariales et par conséquent le risque d’inflation de second tour. Aujourd’hui, alors que le tsunami qui a frappé les détenteurs d’actions est sur le point de déferler sur le monde salarié, on tend plutôt à considérer que les rigidités de l’emploi et des salaires pourraient aider à stabiliser la demande intérieure. Il apparaît aussi que les pays comme l’Espagne, qui ont réalisé des performances spectaculaires en termes d’emplois en grande partie du fait de la déréglementation de leur marché du travail, se trouvent aujourd’hui à deux doigts d'une défaillance majeure. De la même façon que des profits financiers exceptionnels ont pu naître d’un effet de levier mal compris et non régulé, les bonnes performances récentes des marchés du travail déréglementés n’étaient-elles que des illusions ?
La question mérite d’être considérée de près. Car si c’est bien la déréglementation qui a permis la lente décrue du chômage européen, il serait dommage de restaurer les anciennes rigidités simplement parce que le chômage augmente rapidement avec la crise. Alors que le PIB français devrait connaître une baisse d’environ 3% en 2009, la hausse escomptée du chômage est certes significative mais elle ne représente que la moitié de la différence entre la moyenne de 1975-85 et celle de 1985-95. Une re-réglementation du marché du travail est cependant possible. Pourquoi ? Pour le comprendre, il faut revenir sur ce qui a présidé à la déréglementation.
Ces dernières décennies, le chômage et les institutions du marché du travail n’ont pas simplement interagi : ils ont été affectés par les deux grandes tendances structurelles de l’époque – l'intégration économique internationale et la financiarisation. Quand les courbes du chômage américain et européen se sont croisées au début des années 1980, la mondialisation commençait à amplifier le coût des rigidités du marché du travail. On pouvait notamment pointer, dans les marchés plus rigides, la faible efficacité de la réallocation du facteur travail, mais aussi l’insuffisance des incitations à trouver du travail et à fournir un effort. Dans les années 1980 et au début des années 1990, le taux de chômage européen est resté élevé – et la croissance faible – parce que les institutions du marché du travail, qui avaient pu auparavant en assurer le fonctionnement correct, étaient incapables de faire face aux nouvelles pressions concurrentielles. Les États ont donc lancé des réformes placées sous le signe de la flexibilité. La pertinence empirique de la relation entre ces réformes et l'intégration économique est confirmée par l’expérience de l'Union économique et monétaire (UEM). En théorie, une plus forte concurrence internationale et l’usage d’une monnaie unique devraient accroître les implications négatives de la réglementation et réduire son intérêt. En pratique, différentes études récentes ont montré que les pays du Marché unique ont connu une déréglementation sensiblement plus rapide de leurs marchés de biens et une déréglementation moins nette de leur marché du travail, essentiellement dans les segments où les travailleurs « secondaires » trouvent un emploi temporaire. Reste que l'emploi a augmenté et le chômage a baissé dans tous les pays de l’UEM.
Les rigidités du marché du travail, cependant, ne font pas que réduire l'efficacité productive. Elles contribuent aussi à stabiliser et à égaliser les revenus du travail : j’ai ainsi pu montrer dans une étude récente que l'augmentation des inégalités associée à l'UEM était très largement à mettre au compte des changements qui ont affecté les institutions du marché du travail. Or, si les marchés internationaux apprécient sans doute la flexibilité du marché du travail, les travailleurs n’aiment guère l'insécurité, notamment quand un accès limité aux marchés financiers limite leur capacité à absorber des fluctuations de leurs revenus. Le développement du marché de crédit est ainsi intervenu parallèlement à la déréglementation des marchés du travail. Lorsque sous la pression de la concurrence internationale on a déréglementé les marchés du travail, on a répondu aux implications de plus en plus désagréables du chômage par le développement vigoureux des marchés financiers. On constate d’ailleurs que le crédit à la consommation est plus abondant dans les pays où les marchés de travail sont flexibles et où la durée des contrats de travail est plus faible.
Cet équilibre est évidemment fragilisé aujourd’hui : la mauvaise performance des marchés financiers pendant la crise interroge leur capacité à protéger la consommation des travailleurs de chocs sur l’emploi. En l’absence de cet amortisseur, il est donc possible qu’on assiste à un renversement de tendances dans les réformes du marché du travail. Les décideurs, cependant, ne devraient pas reconsidérer leurs politiques dans la hâte et sans concertation. Comme dans les marchés financiers, les performances passées des marchés du travail ne garantissent pas leur performance future. Les politiques doivent être prévoyantes, mais aussi prévisibles par les agents économiques. Seule une approche intégrée et (autant que possible) internationalement coordonnée de la réglementation des marchés du travail et des marchés financiers pourra permettre la stabilité et empêcher d’inverser le processus d’intégration de l’économie mondiale.
Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)