Les turbulences des marchés et la finance globalisée edit
Comme à chaque crise, les prédicateurs de l’apocalypse financière croient en l’imminence du jugement dernier. D’autres moins mystiques saisissent l’occasion de fustiger le rôle des fonds spéculatifs, des marchés dérivés, des produits structurés ou du capital risque et réclament un renforcement de la réglementation tous azimuts. L’analyse de la situation intriquée des marchés financiers commande d’abord de résister aux amalgames faciles.
Comme l’a expliqué Laurence Boone sur Telos, les turbulences financières trouvent leur origine dans le retournement du marché immobilier aux Etats-Unis, amorcé en 2005. Les conséquences de l’explosion de la bulle immobilière sur les marchés financiers, et donc sur l’économie réelle, s’expliquent par les développements récents de la globalisation financière. La perte d’actifs liés aux défauts de paiement sur les prêts hypothécaires à risque (subprime) provient de l’augmentation du taux des incidents de paiement et de celle des montants engagés. Les taux de défaut hypothécaire sur le segment subprime ont certes augmenté de 10 à 14% en deux ans, mais cette évolution n’a rien d’exceptionnel : le début des années 2000 avait enregistré une augmentation similaire alimentée à cette époque par la montée du chômage.
Développement récent, certains ménages ayant une faible capacité d’endettement, et qui n’avaient auparavant pas accès à la propriété, ont été attiré par une structure de prêt à taux variables particulièrement alléchante dans les premières années. En contrepartie, ils ont de facto « accepté » des risques sans doute mal compris, le montant des échéances étant particulièrement réactif aux taux du marché. Relativement à ces risques, la hausse des taux d’intérêt depuis 2003 couplée à la baisse des prix immobiliers constitue le pire scénario puisqu’elle dégrade, par un effet de ciseaux, à la fois leur actif et leur passif. Beaucoup de débiteurs se trouvent ainsi dans l’incapacité de faire face à leurs échéances, avec les drames humains que l’on imagine. De plus, le profil des montants de prêts dont les taux doivent être refixés indique que le pire sera seulement atteint en 2008.
L’autre composante réellement nouvelle tient au montant des prêts à risque, qui a augmenté de 40% par an entre 2002 à 2007, passant de 200 à 1200 milliards de dollars. Même si cette hausse est spectaculaire, les pertes estimées sur le segment hypothécaire sont de l’ordre de 100 milliards, un montant qui peut être facilement absorbé par le système financier. Cependant, cette crise de solvabilité s’est propagée à l’ensemble du marché de la titrisation et a conduit à une réévaluation générale des risques de crédit engendrant sur l’ensemble des actifs des pertes largement supérieures à celles enregistrées sur le seul segment hypothécaire. De plus, la contagion s’est étendue des produits structurés au marché monétaire, dégénérant à la fois en une crise de confiance et de liquidité. Ces événements surviennent alors que l’économie mondiale connaît une croissance vigoureuse et que les conditions globales sont moins favorables à la stabilité des prix à moyen terme que dans le passé récent. Le pari risqué des banques centrales est que l’injection de liquidités et l’assouplissement des politiques monétaires seront suffisamment temporaires pour ne pas entamer leur crédibilité dans le contrôle de l’inflation.
Dans ce contexte, la faible réaction des taux de change est surprenante. Le dollar US n’a finalement reculé que de 6% par rapport au yen. C’est peu, compte tenu de l’accumulation des transactions de portage (carry trade) qui repose sur le pari que la dépréciation du dollar sera plus faible que celle impliquée par les différentiels de taux d’intérêt, soit environ 3-4% par an. Le vrai risque pour l’économie mondiale serait la propagation brutale de la crise aux marchés des changes, déclenchant la résorption dans la douleur des déséquilibres mondiaux. Si ce dénouement vers un nouvel équilibre plus stable paraît le plus logique, la résistance tenace du dollar peut aussi signaler que les forces de rappels intrinsèques sont plus puissantes que l’intuition première ne le suggère.
Il est difficilement contestable que l’afflux de liquidités engendré par des politiques monétaires restées trop longtemps expansionnistes et par les politiques de change de nombreux pays émergents ait contribué à nourrir cette bulle immobilière. D’une part en offrant des taux attractifs, d’autre part en poussant les gestionnaires à rechercher des investissements plus « dynamiques », c’est-à-dire plus risqués. Mais l’élément majeur est le développement de la titrisation. Aux Etats-Unis, 60% des prêts immobiliers sont titrisés contre 10% en 1980.
La finance globalisée a deux fonctions essentielles, qui contribuent généralement à l’efficacité globale du système mais sont au cœur des turbulences actuelles. Le partage des risques au niveau global et la diversification des risques obtenue lorsque les investissements portent sur un portefeuille (pool) d’actifs suffisamment différentiés. Le fait que des banques allemandes, des fonds japonais ou français soient exposés aux risques du marché hypothécaire nord-américain est en réalité un signe de bonne santé financière au niveau global. Si les pertes totales nettes sont de 100 milliards, ces 100 milliards seront répartis par les marchés financiers. Le développement des hedge funds, l’accroissement de l’effet de levier, le montant des dérivés de crédits et des produits structurés ne changent rien à l’affaire. Même si la somme des pertes en valeur absolue peut naturellement dépasser ce montant en fonction des risques totaux encourus.
La titrisation d’un portefeuille de créances permet d’augmenter à la fois la liquidité des actifs en les rendant négociables sur les marchés et le ratio rendement/risque, selon la règle d’or de la diversification des risques. Il s’agit d’une innovation financière majeure, ce qui signifie qu’elle est créatrice de valeur, même si les épisodes récents révèlent que cette valeur créée a été surestimée. Le montage de produits complexes obéit à deux logiques aux intérêts parfois opposés. La première est de fournir un produit sur mesure qui offre un profil de flux non standard. La seconde est de masquer certains risques pour présenter un profil à première vue attractif pour le client et dégager des marges substantielles pour la banque qui structure la transaction.
La structuration des prêts, via le montage de « véhicules spécifiques » et le découpage du pool de créances en tranches ayant différents niveaux de risque, conduit à séparer le prêteur initial (la banque) et celui qui supporte finalement le risque (le détenteur de l’actif titrisé). Bien que cette répartition des risques conduise à un financement plus fluide de l’économie, elle a une contrepartie qui peut être préjudiciable. La banque qui effectue le montage financier est moins regardante sur la qualité du risque et celui qui le porte effectivement a une information moins pertinente sur l’emprunteur. On retrouve ce problème plus généralement dans la part importante de produits structurés qui est vendue sans que l’intégralité des risques soit comprise par ceux qui les supportent réellement. Très souvent et surtout en période de faibles taux d’intérêt, les gestionnaires dopent le rendement de leurs actifs en vendant implicitement, par le biais des produits structurés, et plus ou moins sciemment, des options à bas prix. C'est-à-dire qu’ils obtiennent un léger surplus de rémunération sur leur portefeuille, si tout se passe bien, en supportant un risque dont la matérialisation est peu probable. Toutefois, si cela se passe mal, les pertes peuvent être dévastatrices. De ce point de vue, le développement des produits structurés, c’est-à-dire du montage complexe de produits dérivés standards (de taux d’intérêt, de crédit), qui sont eux généralement bien compris, est de nature à amplifier l’impact des crises.
Que faire ? Dans ce contexte, l’amélioration de la réglementation ne répondra que très partiellement au problème. Le changement majeur est de bon sens. Il n’en constituerait pas moins une petite révolution pour les marchés financiers. Les différents acteurs ne devraient pouvoir s’engager que sur les produits qu’ils comprennent parfaitement et qu’ils sont réellement capables d’évaluer ou, pour le moins, dont ils peuvent demander l’évaluation à des agents totalement indépendants. Il s’agit simplement d’assurer une bonne pratique des produits financiers, pratique dont la responsabilité incombe au responsable des risques (contrôle des risques, audit). Les investisseurs doivent adopter ces règles prudentielles élémentaires.
De même, le particulier doit être protégé des contingences pouvant le placer dans une situation intenable. A la suite de la faillite des caisses d’épargne aux Etats-Unis dans les années 1980, la déréglementation a sans doute été trop loin en permettant une flexibilité extrême dans le montage des crédits (taux maximum, taux variables). Un tel dispositif n’est efficace que dans la mesure où les emprunteurs comprennent les risques afférents. En l’absence d’un meilleur encadrement des conditions de crédit, les investisseurs doivent prendre en compte le surcroît de risque lié à la mauvaise compréhension éventuelle par les emprunteurs des structures qui leur sont proposées.
On peut légitimement craindre que les agences de notation, actuellement sur la sellette, aient sous-estimé le risque de défaillance sur ces prêts risqués. Néanmoins, le risque d’illiquidité des titres collatéralisés est distinct du risque de crédit. Il est notoirement difficile à appréhender. Différents niveaux de liquidité sont censés être reflétés par des différences de taux de rendement pour des actifs ayant le même risque de crédit. La crise actuelle va conduire naturellement à une réévaluation saine des risques de liquidité. En termes de supervision, cela signifie que la pratique des banques consistant à placer ces montages financiers dans des structures hors bilan a atteint ces limites. La meilleure prise en compte du risque d’illiquidé doit conduire à une immobilisation plus forte des capitaux propres adossés à ces structures.
Et les méchants hedge funds ? Même si certains de ces fonds spéculatifs ont connu des pertes substantielles dans cette réévaluation globale, leur rôle dans la genèse des turbulences est minime. En conséquence, si la question du contrôle des fonds se pose, elle est sans rapport avec les développements récents des marchés.
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