L’impact des institutions sur l’innovation edit
Qu’est-ce qui détermine la prospérité économique d’un pays ? Pour répondre à cette question importante, de nombreuses recherches ont montré qu’elle était largement déterminée par la création de nouveaux produits et services, ainsi que par l’amélioration des techniques de production existantes.
Or la capacité des individus et des entreprises à innover dépend largement de l’environnement socio-économique, ce qui conduit les activités innovantes à se regrouper dans les régions où les conditions locales sont les plus propices à l’innovation.
Dans un nouvel article, nous étudions le rôle des institutions « inclusives » dans la création d’un environnement propice à l’innovation. À la suite de Douglass C. North (1991) puis de Daron Acemoglu et James A. Robinson (2012), nous utilisons ce terme, par opposition aux institutions « extractives », pour désigner les institutions qui offrent un large accès aux opportunités économiques, au lieu de favoriser une minorité au détriment du plus grand nombre.
L’étude empirique de cette question est difficile car certaines régions peuvent avoir à la fois de meilleures institutions et plus d’innovations, mais cela ne signifie pas nécessairement que les premières sont la cause des secondes. Pour vérifier si la mise en œuvre d’institutions plus inclusives conduit par la suite à plus d’innovation, nous avons étudié un cadre historique : l’adoption précoce d’institutions inclusives dans les parties de l’Allemagne occupées par la France après la Révolution de 1789. La figure 1 montre la dimension géographique de l’occupation française et sa durée.
Figure 1
L’inclusivité des institutions est mesurée à l’aide d’un indice comprenant quatre réformes majeures mises en œuvre par les Français pour réduire le pouvoir des élites allemandes locales : notamment la dissolution des guildes, l’introduction du Code civil français, l’abolition du servage et les réformes agraires. Ces réformes ont créé des conditions plus équitables en termes d’opportunités économiques, en abaissant les barrières à l’entrée et en réduisant les distorsions sur les marchés du travail et des produits. La figure 2 montre les différences régionales en matière d’inclusivité des institutions sur la base d’un indice qui mesure le nombre d’années pendant lesquelles les réformes institutionnelles susmentionnées ont été mises en œuvre dans chaque comté allemand. La carte montre qu’en Rhénanie, la région qui a connu la plus longue période d’occupation française, l’indice des institutions présente les valeurs les plus élevées en raison de la mise en œuvre précoce des réformes.
Figure 2
Nous avons vérifié si les localités dotées d’institutions plus inclusives en raison de l’occupation française ont ensuite produit davantage de brevets de grande valeur par habitant, une métrique que nous utilisons comme principal indicateur de l’innovation. La figure 3 montre la distribution spatiale de l’activité de brevetage.
Figure 3
Il est important de noter, pour notre étude, que les principaux motifs de l’occupation française étaient militaires et géostratégiques, et non économiques. Napoléon voulait étendre les frontières françaises pour créer un tampon territorial entre la France et ses rivaux, l’Autriche-Hongrie et la Prusse. Cela signifie que les Français n’ont pas choisi d’occuper les régions allemandes présentant le plus fort potentiel d’innovation future. Cet argument est souligné par le fait que, après la défaite française, la Prusse a voulu annexer le Royaume de Saxe, qui était à l’époque considéré comme l’une des régions allemandes les plus prospères, avec un fort potentiel de croissance économique. Cependant, le Royaume-Uni et l’Autriche-Hongrie ne voulaient pas donner une telle puissance économique à la Prusse. Il fut donc convenu que la Prusse annexerait la Rhénanie et la Westphalie. Or ces régions étaient considérées par les dirigeants de l’époque comme étant économiquement moins prometteuses. Mais elles avaient mis en place des institutions inclusives de manière précoce en raison de l’occupation française.
Dans les comtés dotés d’institutions plus inclusives en raison de l’occupation française, il y avait beaucoup plus de brevets par habitant vers 1900. L’ampleur des effets estimés est considérable. Dans la spécification de base, nous trouvons que les comtés avec la plus longue période d’occupation française, qui ont mis en œuvre de meilleures institutions plus tôt, avaient plus de deux fois plus de brevets par habitant autour de 1900 que les comtés non occupés avec des institutions plus extractives. Pour s’assurer que les résultats ne sont pas dus au fait que les régions occupées sont (même si ce n’est que par hasard) celles qui ont le plus de potentiel pour innover, nous avons exploité la granularité de nos données collectées manuellement pour prendre en compte d’autres explications potentielles. Il est important de noter que les résultats ne sont pas dus à des différences dans le développement économique local.
Nous avons également vérifié si l’occupation française avait favorisé l’innovation par des canaux autres que les institutions, notamment la culture et le transfert de connaissances, le commerce et l’intégration des marchés, la présence d’élites intellectuelles, l’inégalité des revenus, l’accès au financement ou les différences dans les lois sur les brevets. Cependant, même après avoir contrôlé un grand nombre d’effets potentiellement confondants, la conclusion qui s’impose est le rôle central des institutions inclusives dans la promotion de l’innovation.
Étant donné que notre analyse s’appuie sur les brevets pour mesurer l’innovation, on peut se demander si de meilleures institutions pourraient avoir conduit à une augmentation du nombre de brevets même si le niveau d’innovation n’a pas changé. Cela aurait pu se produire parce que dans les endroits où les institutions étaient meilleures, il est possible que les tribunaux travaillaient plus efficacement, rendant la protection juridique fournie par les brevets plus efficace. Pour montrer que nos résultats concernent l’innovation et pas seulement le brevetage, nous avons recueilli des données sur les produits innovants exposés lors de deux expositions universelles (1876 et 1893), afin de disposer d’un indicateur d’innovation non fondé sur les brevets. En utilisant cet indicateur alternatif, nous continuons à trouver un effet positif significatif des institutions sur la production locale d’innovation.
En retraçant les implications de nos résultats pour la croissance économique, nous montrons que l’effet des institutions inclusives fut particulièrement prononcé pour l’innovation dans les secteurs de la chimie et de l’ingénierie électrique, qui étaient les deux secteurs de haute technologie de la seconde révolution industrielle.
Au début du XIXe siècle, l’Allemagne était économiquement et technologiquement en retard par rapport aux autres nations d’Europe occidentale. À la fin du siècle, elle était devenue l’un des principaux pays industriels, avec des entreprises très innovantes et compétitives au niveau international, en particulier dans les industries de haute technologie que sont la chimie et l’électrotechnique.
En étudiant les déterminants de l’innovation dans l’Empire allemand, on bénéficie d’un cadre historique permettant de connaître la variation de la qualité des institutions au sein d’un même pays. Cependant, les résultats de notre étude peuvent avoir des implications plus larges pour la compréhension des déterminants de l’innovation. Aujourd’hui encore, les pays pourraient être en mesure de stimuler l’innovation en créant un système juridique plus inclusif et plus efficace, avec des coûts de transaction plus faibles. Selon le rapport 2021 sur l’indice de démocratie de l’Economist Intelligence Unit, « moins de la moitié (45,7 %) de la population mondiale vit aujourd’hui dans une démocratie, ce qui représente une baisse significative par rapport à 2020 (49,4 %) ». Nos résultats suggèrent qu’en l’absence d’institutions inclusives dans une grande partie du monde, une grande partie du potentiel mondial d’innovation reste inexploitée (voir également en référence l’article de Bekkers et Góes pour une discussion sur la façon dont les conflits géopolitiques peuvent affecter l’innovation).
Nos résultats suggèrent également que les réformes et les politiques visant à accroître la concurrence et à créer des règles du jeu équitables pourraient être particulièrement bénéfiques pour l’innovation, même dans les pays développés. Comme les guildes ou les licences commerciales dans l’Allemagne impériale, il existe aujourd’hui des institutions telles que les licences professionnelles qui restreignent la concurrence. La levée de ces restrictions peut favoriser l’innovation.
Une version anglaise de cet article a été publiée par notre partenaire VoxEU.
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Références
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