Le salut de la recherche passera par le Net edit
Deux rapports d'une nature très différente viennent éclairer la question de la place des revues dans le paysage de la recherche et celui du débat intellectuel. Le premier a été commandé à Sophie Barluet, à la suite d’un travail qu’elle avait remis au directeur du livre et qui portait sur l’édition de sciences humaines. La commande du Centre national des Lettres, qui soutient plus de 370 revues, était simple : faut-il continuer? Et que faut-il réformer ?
Le rapport a cela de remarquable qu’il propose des données inédites, et qu’il rappelle avec beaucoup de finesse, à un moment où l’évolution du débat politique questionne la place de l’expertise et celle des intellectuels, de quelle manière les revues de sciences humaines ont occupé une fonction centrale dans la vie intellectuelle en France.
Il convient de reconnaître le recul de cette influence, qui reflète celui du statut de l’intellectuel. Certaines revues ne tirent plus qu’à un nombre dérisoire d’exemplaires (quelques dizaines). Une revue de la qualité de Sociologie du travail n’est plus achetée que par trente à quarante personnes et ne tient qu’au soutien fragile des achats institutionnels. Si l’on ajoute à ce panorama la grande misère des bibliothèques, on conçoit que la situation est grave. Seules quelques revues tirent leur épingle du jeu : la plus diffusée, Etudes, affiche un tirage de 15 000 exemplaires, les autres « grandes » tournant autour de 6 à 8 000 exemplaires. Le graphique ci-dessous montre le recul très net de la proportion des revues tirées à plus de 500 et surtout 1500 exemplaires. Pour comparaison, qui certes ne vaut pas raison, Commentary diffuse 27 000 exemplaires, Atlantic Monthly 457 000, et la New York Review of Books, 132 000. Des chiffres qui en imposent.
Répartition des 1100 revues ayant demandé une aide au CNL entre 1997 et 2005 selon leur tirage : croissance de la proportion de revues à faible tirage
Source : CNL.
Si la situation est grave, elle n’est pas désespérée : paradoxalement, alors que le numérique menace frontalement des pans entiers de l’édition, il peut constituer une chance. Internet peut faciliter la diffusion, écourter les temps de la distribution, ranimer le débat. Internet réduit les coûts et permet non seulement de construire une offre nouvelle, mais de pousser à la révélation par chacun de sa disposition à payer en fonction du service consommé. Divers modèles d’affaires se dessinent dans un désordre à la française (revues papier, revues combinant l’électronique et le papier avec des accès gratuits ou payants suivant la catégorie de consultation, ou revues strictement électroniques – parmi lesquelles l’auteur mentionne Telos), tandis que le monde anglo-saxon s’ordonne clairement, du moins dans le champ scientifique, autour d’un modèle payant caractérisé par une concentration croissante.
Ce sont les conséquences de cette concentration qu’analyse pour la Commission européenne un groupe de chercheurs de l’Université libre de Bruxelles et de l’Université des sciences sociales de Toulouse. Le marché des revues scientifiques est estimé à 7 à 11 milliards de dollars en 2001 (la même année, la recherche développement dans les pays de l’OCDE représentait une dépense de 638 milliards de dollars). L’étude analyse 2700 revues. Celles-ci remplissent deux fonctions : la certification, et la dissémination. Chaque article doit en effet passer par le barrage de la relecture, à l’aveugle, par d’autres chercheurs qualifiés. Les « relecteurs » remettent un rapport argumenté sur la qualité de la méthode et des résultats. Si l’article est accepté, la dissémination intervient, non seulement dans l’immédiat, mais aussi ultérieurement via l’archivage des articles, ainsi que la mise à disposition du public de la connaissance accumulée.
Or les grands éditeurs, Elsevier, Kluwer, Blackwell, Springer, ont un pouvoir de marché considérable, qui leur permet d’imposer des conditions draconiennes aux bibliothèques. Celles-ci, bien que regroupées en consortia afin de renforcer leur pouvoir de négociation, peinent à exercer un quelconque contre-pouvoir. Pour les grands éditeurs, le marché est rentable : une large part de la matière première est subventionnée. Tel le cas des chercheurs rémunérés par le CNRS qui envoient, régulièrement et sans contrepartie, leurs travaux à des revues en vue d’une publication. Le travail des rapporteurs, qui évaluent la qualité de l’article proposé, n’est pas payé, sauf exception. Et ce sont surtout des bibliothèques publiques qui s’abonnent aux revues scientifiques.
L’étude montre qu’entre 1975 et 1995, les prix des revues se sont accrus trois à quatre fois plus vite que l’inflation. En moyenne, les revues privées sont trois fois plus chères que les revues publiques ou associatives. Les bibliothèques ont dû réduire d’autres postes de dépenses, en livres notamment, d’autant que les grands éditeurs de revues imposent des abonnements par package, peu négociables en pratique, qui engagent les bibliothèques sur plusieurs années. Près de 20% du budget des bibliothèques va à ces abonnements, et Elsevier a refusé de réduire la taille des bouquets de revues qu’il propose (sous forme numérique et/ou en version papier) aux universités françaises. Un inconvénient majeur de ce système est qu’il crée des barrières à l’entrée pour de nouvelles revues et de nouveaux éditeurs, le marché étant quasiment clos par avance, à travers cette stratégie bien connue de « bundling » (ventes liées).
Que change le numérique ? Peu de chose du côté du processus de certification. En revanche, les nouvelles technologies accroissent les occasions de dissémination, à la condition de pouvoir se passer de la certification traditionnelle. Certains chercheurs, parfois soutenus par les institutions dans lesquelles ils travaillent, préfèrent publier dans des revues en accès libre, sans passer par des processus longs et parfois décourageants. Beaucoup souhaitent mettre leurs publications sur leur page personnelle sur Internet sans se soucier des droits d’auteur qu’ils ont cédé à une revue.
Comme dans d’autres sphères de la connaissance, on rencontre ainsi une tension entre défense du droit d’auteur, raison ou prétexte au pouvoir de marché de l’éditeur (ce droit constituant un monopole sur une œuvre –cédé par l’auteur à son éditeur-), et diffusion du savoir. Si l’on ajoute à cela deux questions cruciales, celle de la domination écrasante d’une langue, l’américain, sur les autres, dans le champ de la production scientifique, et celle de la qualité des moteurs de recherche, on aperçoit que nous ne sommes qu’au début d’un tournant dans les modes de diffusion de la recherche et du savoir. En France, plutôt que de se contenter de disperser des aides sur des revues déjà exsangues, des aides plus ciblées et un soutien aux portails, véritables enjeux de la diffusion de la connaissance et du débat, devraient être une priorité pour les pouvoirs publics.
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