Non, l’école française n’a pas cédé aux sirènes du pédagogisme… edit
Dans un article des Echos du mercredi 5 octobre (« Comment la France a saboté son école ») Gaspard Koenig dresse un tableau accablant de l’échec de l’école française. Le constat est bien connu et les fameuses enquêtes PISA le rappellent périodiquement : les différences de niveau se creusent entre les élèves les plus performants et ceux qui rencontrent des difficultés et les inégalités sociales devant l’éducation augmentent.
Ce constat est partagé, mais les causes qu’identifient Gaspard Koenig laissent pantois : l’école française aurait cédé aux sirènes du pédagogisme, de « la différenciation pédagogique », ce qui aurait conduit au délitement de la transmission culturelle et in fine à casser l’ascenseur social. Il y a là une double méprise : d’une part, il faut être bien éloigné des réalités scolaires et mal connaître les travaux de sociologie de l’éducation pour penser que l’individualisation pédagogique y a triomphé ; d’autre part, la pédagogie (et non le « pédagogisme » qui est une manière méprisante et stigmatisante de la dénigrer) lorsqu’elle est intelligemment pratiquée est un facteur essentiel de réussite de l’enseignement. Essayons d’argumenter ces deux points.
Nathalie Mons, Marie Duru-Bellat et Yannick Savina, qui comptent parmi les meilleurs experts français en matière d’éducation, ont mis en évidence dans un article très fouillé de la Revue française de sociologie (53-4, 2012), en se fondant sur des données factuelles et des informations de nature multiple, trois grands modèles curriculaires. Celui qu’ils appellent « l’éducation totale », qui réunit principalement les pays du Nord et du monde anglo-saxon, est fondé sur un enseignement qui dépasse le cadre étroit des disciplines académiques et qui est ouvert sur le monde extérieur. Un enseignement en partie individualisé occupe une part significative des emplois du temps des élèves.
Les deux autres modèles sont fondés soit sur les matières académiques, soit sur la vie professionnelle (en Allemagne par exemple). On constatera sans surprise que la France se rattache au modèle de « l’éducation académique », avec un curriculum hiérarchique qui ouvre peu l’école sur le monde extérieur et dans lequel l’enseignement individualisé est peu développé.
C’est donc un complet contresens que de prétendre que la « différenciation pédagogique, l’idée d’adapter l’enseignement la diversité des élèves » est une caractéristique forte du système français. Les disciplines y règnent au contraire en maître, l’enseignement y reste très abstrait et formel et les tentatives – par exemple avec le tronc commun de compétences au collègue – qui ont été faites pour ouvrir le système sur les « social skills » ont rencontré une très forte résistance des enseignants. L’actuelle réforme en cours du collège qui promeut des idées assez proches est également très fortement contestée à l’intérieur même du système éducatif.
En deuxième lieu, faire de la « pédagogie » et de l’acquisition de compétences sociales un facteur d’échec scolaire ne résiste pas à l’examen des faits. Quels sont les pays qui réussissent le mieux en matière éducative ? Précisément ceux, dans le Nord de l’Europe, qui mettent en œuvre de telles méthodes. Ils portent une grande attention à la formation pédagogique des enseignants (représentant jusqu’à 50% de leur temps de formation initiale) suivant l’idée de bon sens que les connaissances académiques ne suffisent pas pour faire un bon enseignant. Encore faut-il savoir transmettre ces connaissances et cette capacité n’est pas innée, elle nécessite un apprentissage et des techniques. Des travaux d’économie de l’éducation (Hanusek) ont montré que la qualité de l’éducation délivrée pouvait varier très fortement d’un professeur à l’autre et que cela avait une incidence considérable sur les résultats des élèves. Bien former les professeurs dans tous les aspects de leur métier, y compris en matière de pédagogie, est donc un enjeu essentiel.
D’autre part, le procès fait par Gaspard Koenig à « l’enseignement des compétences » est là encore contradictoire avec les résultats de recherches menées par des chercheurs comme le prix Nobel d’économie James Heckman. Que montrent ces travaux ? Que ces compétences sociales, les « social skills » – le caractère consciencieux, la capacité de communiquer avec les autres, la maîtrise de ses affects… – jouent un rôle tout aussi important dans la réussite scolaire et professionnelle que les pures compétences cognitives. Cette idée peut d’ailleurs être ressentie tout à fait intuitivement lorsqu’on a un peu fréquenté des classes d’élèves de faible niveau scolaire : la difficulté des élèves à maîtriser leur comportement et à se concentrer représente bien souvent l’obstacle majeur qu’ont à vaincre les enseignants et un préalable pour accéder à une quelconque forme d’apprentissage. L’OCDE dans l’analyse des enquêtes PISA met d’ailleurs en exergue, pour le cas français, le caractère particulièrement aigu des problèmes de discipline.
Donnons cependant quitus à Gaspard Koenig sur un point : la méthode globale d'apprentissage de la lecture qu'il fustige est jugée défavorablement par les experts (voir la conférence de consensus qui s'est tenue à ce sujet en 2003). Qu'elle ait été inspirée par des intellectuels "progressistes" qu’il condamne ne fait pas grand doute. Mais ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain ! La question des méthodes d’enseignement de la lecture a peu à voir avec le problème de l'individualisation de la pédagogie qui consiste à tenir compte de la diversité des élèves pour y adapter les apprentissages. Ce sont les méthodes utilisées dans les pays du Nord de l'Europe avec les bons résultats que l'on connaît. Elles sont associées à une grande autonomie des établissements scolaires, mais aussi à leur responsabilisation sur le devenir des élèves : le curriculum proposé aux établissements est suffisamment général pour qu’ils puissent l’adapter à leur public, tout en respectant des objectifs communs d’apprentissages fondamentaux. Ils doivent également rendre des comptes sur les élèves « décrocheurs ». Cette forme d’individualisation pédagogique consiste donc simplement à s’intéresser de près au sort de chaque élève, en tenant compte de ses capacités, et en tentant de les valoriser au mieux.
Au total, faire référence, de manière nostalgique, comme le fait Gaspard Koenig, à l’héritage des Lumières qui aurait été perdu et qui permettait aux élèves les plus méritants de s’élever dans l’échelle sociale, est là encore à côté de la question. La massification scolaire est passée par là : elle a conduit à une amélioration du niveau moyen, mais à plus grande dispersion de ce niveau dans l’enseignement secondaire auquel la plupart de ces élèves n’accédaient pas autrefois. Il faut gérer cette diversité et on ne pourra le faire en reproduisant une école rêvée de la IIIe république et en promouvant, comme le propose notre auteur un « conservatisme scolaire ». Ou alors, c’est qu’on renonce à réduire ces inégalités scolaires qu’on a pourtant dénoncées.
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