A-t-on encore besoin de la rue de Valois ? edit
Un ministère de la Culture est-il encore nécessaire à l'heure de l'Internet ? Il n'est pas illégitime d'en douter. Internet et la culture, ce sont en effet trois révolutions pour le prix d'une.
La première concerne le commerce des biens culturels. La seconde renvoie aux modalités de sélection de l'information et au bouleversement des circuits traditionnels de diffusion. La troisième a trait à la question du stockage et de l'accès aux archives. Sur ces deux dernières dimensions, une politique publique qui fasse prévaloir les enjeux culturels sur les enjeux économiques s'impose. C'est là, parmi d'autres facteurs, une raison forte de maintenir l'existence d'un ministère en charge de la culture, certes réformé, reconfiguré, mais encore à l'œuvre, et cela autour de quelques grands chantiers.
Face à l'élargissement du champ de la gratuité, de nouveaux modèles d'affaires se mettent en place qui combinent selon différents équilibres un financement par abonnements d'un côté, et publicitaire de l'autre côté ; s'impose ici la nécessité de faire en sorte que la création difficile trouve sa place dans les nouveaux dispositifs. La voie la plus logique consiste en un prélèvement d'une taxe sur les fournisseurs d'accès et/ou sur les abonnements. Les fournisseurs d'accès s'approprient en effet une part de la valeur des créations, en vendant des abonnements à des individus et des ménages dont l'objectif est de télécharger des œuvres culturelles : ce sont les contenus qui créent la valeur des réseaux. Quant à la taxe sur l'abonnement, elle procèderait de l'idée que c'est au consommateur de contribuer au financement de biens qu'il n'achète pas ou pas cher, mais qu'il consomme sur son ordinateur. La taxe serait redistribuée aux créateurs et aux producteurs, selon un modèle inspiré du compte de soutien du Centre national de la cinématographie.
Droit d'auteur. En 2006 et après maints remous, la très difficile adoption de la loi sur le droit d'auteur, destinée à mettre la France en conformité avec une directive européenne de 2001, a rappelé la contradiction de fond entre diffusion et protection de la création : le droit d'auteur, en protégeant l'œuvre, bride la diffusion. On a pu aussi mesurer le caractère souvent démagogique du débat, la domination d'intérêts industriels devant lesquels la défense des auteurs est à la fois une véritable cause et un prétexte, mais aussi et peut-être surtout, la difficulté du politique à concilier des intérêts contradictoires, et la tentation toujours présente de plier devant les exigences d'un lobbying industriel particulièrement efficace. Il faut à présent stabiliser le cadre juridique en évitant les à-coups créateurs d'incertitudes.
Service public. La reconfiguration et le renforcement, à l'abri de la loi du marché et donc du financement publicitaire, d'un véritable service public sont un enjeu majeur. L'expérience est assez grande aujourd'hui pour que l'on sache que des modèles comme ceux d'Arte, de France Culture, ou de la BBC au Royaume-Uni, constituent des espaces préservés pour une programmation originale et exigeante, et des lieux à partir desquels la production d'œuvres de qualité, et surtout l'expérimentation (avec les aléas qu'elle revêt), qui produit des externalités positives sur l'ensemble du champ culturel, peuvent se déployer. Plus généralement, au-delà du champ de l'audiovisuel, la mise à disposition du patrimoine public doit être préservée face aux tentations de privatisation de cet espace.
Patrimoine, archivage. L'archivage, fonction régalienne, requiert des moyens considérables dans des sociétés dont la matière première est l'information. La valorisation de ce patrimoine sous une double logique : marchande quand les visées sont commerciales, non marchande dans les autres cas, mérite d'être poursuivie et renforcée. La mise à disposition du public sur Internet de l'incroyable richesse de l'Institut national de l'audiovisuel, ouvre la voie. Les fonds patrimoniaux de la Bibliothèque nationale de France, des bibliothèques municipales doivent l'être de même.
Accès et soutien à des initiatives qui contrebalancent la puissance économique et culturelle des moteurs de recherche. Face à l'initiative de Google, certes conduite à la hussarde, de numériser massivement des livres appartenant pour certains au domaine public et pour d'autres encore protégés par le droit d'auteur (qui court jusqu'à 70 années après la mort de l'auteur), la réponse à la française fut de proposer la constitution d'une autre bibliothèque numérique, mais européenne. La lenteur de la mise en œuvre de cette bibliothèque, lourde machine très bureaucratique dont il s'agit de négocier la mise en ouvre et le fonctionnement dans toute l'Europe, et que les Anglais méprisent ouvertement, donne à penser que l'on passe peut-être à côté du véritable enjeu, celui des moteurs de recherche. La question n'est pas tant de savoir ce qui sera disponible ; sur ce point, la considérable capacité de stockage ouverte par Internet ne bride aucune addition. En revanche, la hiérarchie des occurrences lorsqu'on lance une recherche, qui obéit à un algorithme complexe, revêt des enjeux considérables. L'hypothèse très séduisante a été avancée qu'il est possible de retrouver des œuvres disparues, ou de donner vie à des créations peu diffusées grâce à Internet. Faut-il encore que les logiques de réseau ne consolident pas plus encore qu'aujourd'hui les mécanismes d'auto-renforcement de la notoriété que nous connaissons en matière de culture. Un Etat soucieux de la question doit aider les initiatives de tous ordres qui proposent des cheminements et des moteurs alternatifs. Quelques avancées sont opérées dans le champ scientifique ; elles ne sauraient suffire.
Education. Plus d'une fois a été évoqué le projet de la réduction de ce que l'on a appelé avec quelque démagogie la fracture numérique, sans trop savoir si l'on désignait ainsi des inégalités intergénérationnelles d'appropriation de nouveaux outils, un clivage nord-sud, des inégalités sociales à l'intérieur de l'Etat nation, ou les trois à la fois. Un Etat sensible au fait qu'une large partie des pratiques culturelles se joue à travers l'accès numérique doit travailler à la réduction des inégalités d'accès. Les quelques ordinateurs chichement posés dans des bibliothèques et des musées ne sauraient suffire à l'affaire.
La régulation étatique n'est pas appelée à disparaître, et Internet n'a pas sonné le glas de cet « Etat providence culturel » en crise aujourd'hui. En revanche, les visées et les outils de l'intervention doivent être repensés, dans le cadre d'un ministère de la culture rénové, sans quoi ils s'avèreront rapidement obsolètes.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)