Les migrations maritimes ou l’insupportable ressac edit
Le naufrage du 19 avril dernier qui a entraîné la mort de plus de 800 migrants au large des côtes libyennes, réactive une nouvelle fois un scénario politique bien huilé : l’Union européenne apporte systématiquement une réponse « sécuritaire » - située entre des opérations qui, tout en étant soumises au droit maritime et donc à l’obligation de porter secours aux embarcations en détresse, visent à surveiller les frontières et éloigner les migrants - à une question humanitaire. Décodage.
La migration maritime est multiple. Nous avons tous bien en tête les clichés qui invariablement décrivent une multitude uniforme d’hommes noirs rescapés mais très affaiblis sur des chaloupes bien trop usées pour les supporter. À côté de ces très médiatisés « boat people » ou « clandestins maritimes » dont les images nous apparaissent cycliquement dans les journaux, il y a les « passagers clandestins », moins visibles, moins nombreux et souvent plus démunis encore. Pour rejoindre le fond des cales ou pour se glisser entre deux conteneurs, ces migrants prennent d’énormes risques. S’agripper à l’ancre lorsqu’elle est levée, se réfugier dans son œillet, être au prise des vents et marées, dans le froid, la faim, attendre... et espérer que le navire marchand accoste enfin aux quais de l’Europe. Ici règne le plein paradoxe de la mondialisation : entre libre circulation des marchandises et celle entravée des hommes indésirables. Il est impossible d’avoir une estimation précise du nombre de « passagers clandestins », même de ceux détectés. L’enjeux économique est en effet de taille : un armateur qui communiquerait clairement sur ces présences « mal venues » dissuaderait ces clients affréteurs et mettrait son commerce en danger. L’Organisation maritime internationale recense, sur la base de données transmises par les transporteurs les chiffres de 203 migrants pour 2013 et de 120 pour 2014, ces chiffres sont peu fiables et ne correspondent aucunement à la réalité au regard d’enquêtes réalisées auprès d’acteurs portuaires.
Surveillance versus sauvetage. Quoi qu’il en soit, pour « endiguer » l’immigration maritime, de son lot de morts et de survivants traumatisés, la réponse de la Commission européenne se décline toujours en termes et actions policières et sécuritaires. Ipso facto désignés, les « coupables » comprendre les cupides passeurs, vont justifier un renforcement du contrôle des frontières via des mesures toujours plus coercitives. Récemment, a été décidé une nouvelle majoration du budget alloué à Frontex - Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’Union - notamment pour sa mission « Triton » (passé de 3 à 9 millions par mois) dont les opérations de surveillance maritime se développent au sud de la Sicile. Dans une interview accordée au Guardian le 22 avril dernier, son directeur, Fabrice Leggeri, rappelle à tous le mandat et les prérogatives de l’Agence : « Triton cannot be a search-and-rescue operation. I mean, in our operational plan, we cannot have provisions for proactive search-and-rescue action. This is not in Frontex’s mandate, and this is in my understanding not in the mandate of the European Union », le message est sans équivoque : Frontex ne fait pas dans l’humanitaire. Une fois de plus, l’Europe politique érige la frontière comme une arme de mise à distance des étrangers. Dans la même veine, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense réunis le 18 mai dernier se sont mis d’accord sur le lancement d’une mission navale visant spécifiquement à neutraliser les réseaux de passeurs. L’opération devrait débutée dès l’obtention du feu vert des Nation unies. En effet, sans son aval, les Européens ne pourront intervenir dans les eaux territoriales libyennes comme escompté…
Effets pervers et cercle vicieux. Pourtant, une chose est claire : cette dangereuse maritimisation de la migration est une conséquence directe de la politique restrictive terrestre menée par les États européens. Les divers dispositifs, allant de l’inefficacité notoire du règlement Dublin II (qui pose pour principe qu’un seul État membre est responsable de l’examen d’une demande d’asile au sein de l’UE), à l’enfermement de migrants dans des camps en attendant leur « refoulement », en passant par une externalisation des contrôles en amont des frontières juridiques européennes (particulièrement dans certains aéroports africains dans lesquels l’UE envoie des brigades d’officiers de liaison), génèrent inexorablement, une augmentation du prix de la traversée (oscillant désormais entre 800 et 8000 euros), une hiérarchie de « clandestinité » (les autres n’ayant point de moyens suffisants) et la mort de milliers de personnes. Suivant les sources (Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés, Organisation internationale pour les migrations, The Migrants Files) et les méthodes d’estimations macabres, 1780 personnes sont décédées en Méditerranée à compter du 1er janvier 2015, tandis que 36 390 arrivaient sauves sur la même période, sans dénombrer ici les passagers clandestins disparus.
Sous-traitance et risk management. Il est très intéressant d’observer la façon dont l’Europe s’est dédouanée du « problème » des « passagers clandestins ». L’externalisation est ici à prendre au premier degré. En rendant les armateurs responsables civilement de toutes personnes transportées « illégalement » et même à leur insu, l’Union européenne reporte et sous-traite ses compétences régaliennes de police à des acteurs privés. Plus fort encore, ces transporteurs dont les préoccupations commerciales sont a priori toutes autres, ont progressivement transférer la « gestion » de ce « problème » perçu comme un « risque », à leurs assureurs maritimes. Ainsi, les « passagers clandestins » détectés sur des navires marchands à destination de ports européens sont pris en charge par les courtiers, qui trouvant un profit à la couverture de ce risque, organisent systématiquement leur « refoulement ». Ce mode de « gestion » donne libre cours à des pratiques opaques et arbitraires, mais l’Europe laisse faire…
L’éternel ressac. La rhétorique et les actions de l’Union européenne qui réduisent de nouveau ces migrants à de simples victimes de trafiquants, dont les pratiques sont à l’évidence condamnables, dépolitisent un réel débat publique, réfléchi et démocratique.
Aussi, les actuelles discussions tournent cyniquement autour de la seule question des quotas, d’un partage du « fardeau ». Les désaccords freinent indubitablement toute réforme plus globale et montrent que les velléités politiques n’en restent justement qu’à ce stade. On ne peut que regretter l’absence de conception d’un projet politique responsable, commun, concerté et durable. Le sujet est éminemment complexe, mais des solutions concrètes sont sérieusement envisagées à la fois par des chercheurs et par certains parlementaires européens – celles-ci seront développées dans un autre article. D’une réforme profonde des modalités d’accès à l’asile, à des politiques économiques soutenues de développement, une autre politique migratoire serait possible.
En parallèle et pour l’heure, des ONG comme Amnesty international, Human Rights Watch, Emmaüs, et des institutions dont le HCR et l’OIM invoquent l’urgence absolue de déployer une opération d’envergure de sauvetage en Méditerranée.
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