Fusions-acquisitions : les vertus du conflit edit
Mettant aux prises divers intérêts et parties prenantes, les processus de fusion-acquisition sont souvent délicats. Les conflits sociaux sont devenus le tarif standard non seulement dans le transport aérien, mais aussi dans la haute technologie, les services financiers et les industries de médias, pour ne nommer que quelques secteurs. Comment interpréter la répétition de ces conflits ?
Aux États-Unis, Delta et Northwest achèvent de négocier une fusion qui donnera naissance au n°1 mondial du secteur. En Europe, Air France-KLM et Alitalia étaient encore récemment en discussions. Dans les deux cas, le processus a été compliqué par une forte agitation sociale, et on sait que les négociations de rachat d'Alitalia ont fini par échouer. Ces conflits retardent-ils ou accélèrent-ils la consolidation ?
Dans un article récent, "Conflict Leads to Cooperation in Nash Bargaining", je présente un modèle de négociation dont les implications théoriques pourraient éclairer ces questions. L'idée générale est que le conflit est une phase d'un processus d'apprentissage de la coopération. Comme la plupart des modèles théoriques, ce schéma est au mieux une extrême simplification des considérations complexes impliquées dans le monde réel. Cela étant, le processus d'apprentissage qu'il révèle rappelle fortement certaines des dynamiques que l'on peut observer dans les fusions et acquisitions.
J'étudie un groupe d'agents (ceux-ci pourraient être des syndicats, des dirigeants, des actionnaires, des États représentant les contribuables, etc.) qui peut décider de plusieurs types de fusion. Toutes ces fusions ne sont pas également avantageuses, mais toutes ouvrent sur des synergies et des économies d'échelle. Les agents viennent à la table de négociation en quête de partenaires pour former des alliances et pour réclamer leur part des profits, en sachant que seules des fusions mutuellement intéressantes peuvent réussir. Que se passe-t-il au cours de la négociation, alors que ces agents recherchent des partenaires et actualisent leurs demandes afin de tirer le plus grand profit de la négociation en fonction des données les plus récentes ?
L'article prédit la possibilité d'un accord strictement self enforcing entre toutes les parties - c'est-à-dire d'une consolidation complète dont aucun groupe d'agents n'a intérêt à se détacher. Et, ce qui pourra surprendre, mon étude suggère aussi que l'agitation sociale est l'une des voies de cette consolidation.
Comment ? Voici une version simplifiée de l'histoire. J'utilise le vocabulaire de la théorie des jeux, où une alliance d'acteurs forme ce que l'on nomme un "conglomérat".
Tout d'abord, les conglomérats qui ne peuvent pas parvenir à un accord strictement self-enforcing peuvent se diviser en différentes factions. Ces divisions se répètent jusqu'à ce que se forment des conglomérats séparés, dont aucun ne souhaite coopérer avec les autres conglomérats, mais où l'on s'accorde au moins en interne sur la répartition des gains. Les négociateurs isolés peuvent facilement être absorbés par un de ces conglomérats, de sorte qu'après un certain temps il ne reste autour de la table que des conglomérats. C'est alors que commence la dynamique la plus intéressante.
Ces conglomérats de circonstance discutent de la possibilité d'une fusion, et quand les exigences d'un conglomérat sont trop élevées pour que la fusion réussisse, les discussions échouent, au grand dam de ce même conglomérat. Pour qu'il soit viable, un agent au moins en son sein doit accepter de réduire ses exigences. Cependant, un agent pour qui cela ne serait pas avantageux peut aussi décider de faire sécession. Si cela se produit à plusieurs reprises, un conglomérat peut être divisé et conquis, ceux qui l'ont quitté rejoignant un autre conglomérat qui croît jusqu'à acquérir une position dominante.
Bien sûr, ce processus peut prendre beaucoup de temps, et il dépend largement de l'existence de synergies positives et notamment, dans le cas de fusions-acquisitions, d'économies d'échelle. Étendons ce modèle, en supposant que de temps à autre se produisent des chocs économiques (par exemple, de fortes variations des prix amenant une baisse ou une hausse de l'activité), qui affectent en positif ou en négatif les synergies et les gains attendus des économies d'échelle. Si les dynamiques de fusion que l'on peut observer dans les différents secteurs relèvent de ce modèle d'apprentissage de la coopération par le conflit, alors les conflits apparemment improductifs auxquels nous assistons sont en réalité les fragments d'un processus qui ne peut être mené à bien lorsque les conditions économiques réduisent les avantages de la fusion. En d'autres termes, il peut se passer du temps avant que les conditions d'une consolidation soient vraiment réunies, ce qui permet d'expliquer pourquoi ces conflits se répètent.
Quelles conclusions en tirer pour les sociétés qui pensent à fusionner et les consommateurs qui s'inquiètent des prix ? En l'absence de règlementation, la consolidation ne se produira que si les économies d'échelle dépassent les coûts de fusion pendant une durée conséquente. Or, dans la perspective d'une hausse durable du cours du pétrole, les conditions ne peuvent être très favorables aux compagnies isolées. Comme le disait récemment le PDG de Delta Airlines, le pétrole change les règles du jeu.
Rozen, Kareen (2008). "Conflict Leads to Cooperation in Nash Bargaining." Cowles Foundation Discussion Paper No. 1641, March.
Une version anglaise de ce texte est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
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