Airbnb ou comment rajeunir l’économie de la rente edit
De l’innovation disruptive, Airbnb porte tous les stigmates : ce service bouleverse le marché de l’hébergement touristique et même d’affaires – il est moins cher, de valeur d’usage plus personnalisée et plus facile d’accès que l’offre hôtelière classique. Dans le contexte post-matérialiste, l’hébergement chez l’habitant, loin d’apparaître comme un produit bas de gamme réservé aux étudiants fauchés, s’est transformé en un style de voyage agréablement tendance. Sa croissance a été exponentielle : de sa naissance au milieu de l’année 2008 à février 2011, le site a engrangé son premier million de nuitées, puis un second million de février à juin 2011, puis 5 millions de juin 2011 à janvier 2012, puis 10 millions de janvier 2012 à juin 2012. Ce score de nuitées aurait atteint les 80 millions fin 2015, alors que l’entreprise de San Francisco revendique 2 millions de logements postés répartis dans 190 pays.
Quand le secteur hôtelier a tenté de réagir, il était déjà trop tard. Selon une étude conduite par l’université de Boston (1) sur des villes du Texas, pour 10 % d’augmentation du marché d’Airbnb, les revenus des hôtels diminuent de 0, 39 %. A Austin, ville où la Licorne californienne est bien implantée, le marché hôtelier aurait perdu entre 8 et 10 % de sa clientèle, avec un effet particulièrement marqué pour les établissements indépendants de niveau moyen, les hôtels de luxe des chaines internationales paraissant un peu moins touchés. Toutefois, une comparaison menée en 2013 (2) dans six métropoles mondiales entre le prix d’une chambre d’un hôtel de 4 ou 5 étoiles et celui d’un hébergement de haut niveau proposé par Airbnb tourne inéluctablement à l’avantage du site collaboratif. Si l’on ajoute que l’hébergement chez l’habitant fait miroiter des avantages symboliques (immersion dans une ambiance locale, rencontres « conviviales » avec des autochtones, s’imaginer comme voyageur et non comme touriste) et offre des atouts matériels (équipements ménagers, documents pour se guider dans un quartier), on comprend l’essor vertigineux de Airbnb.
Inside Airbnb, un site de data géré par des chercheurs indépendants, fournit quelques éclairages. Paris est devenu la première destination Airbnb. En juillet 2016, la ville affichait 52 000 annonces, avec une certaine concentration sur les quartiers de Montmartre et de Popincourt. Londres (42 000 annonces) ou New York (39 000) sont nettement devancées. D’autre part, alors que la plateforme offre la possibilité d’accéder à une chambre partagée, à une chambre seule dans un logement ou à un logement autonome, c’est ce dernier type de location qui, à Paris, abonde : il représente 86% des annonces –, un chiffre proche de celui d’Amsterdam, mais beaucoup plus élevé qu’à Londres (52%) ou Barcelone (53%). L’idée du partage et de l’accueil familial tant vantée par le site est clairement bafouée et la réalité plus triviale : celle un business de la location conduit par des particuliers commercialisant un ou plusieurs logements – parfois un parc assez conséquent, autour de 50-70 logements. La mairie de Paris estime qu’environ la moitié des annonces ne relève pas de propriétaires occupants et que seulement une minuscule fraction de celles-ci est enregistrée sous une enseigne commerciale. À New York un peu plus du quart des déposants d’annonces gère plusieurs logements, tandis qu’à Londres le chiffre est plus élevé (43%), suggérant une situation proche de Paris.
La communauté Airbnb dénote des aspects socio-culturels fort intéressants. Qui pratique ce type de tourisme ? Le Pew Research Center, dans une étude de 2016, révèle que 11% des Américains ont fait l’expérience de l’hébergement collaboratif, ce qui peut sembler modeste, mais ces services sont naissants et concernent une fraction ciblée de la population. Ainsi 73% des Américains ignorent presque tout de l’économie collaborative, et ce mode de consommation intéresse en premier lieu les moins de 45 ans, les diplômés du supérieur et les personnes dotées d’un bon niveau de revenus. Les données sont identiques pour la France. Cette forme de consommation est plébiscitée par les couches cultivées pour l’imaginaire romantique qu’elle véhicule, l’estampille écologique et l’art du vivre ensemble, et, simultanément, elle recueille l’adhésion des jeunes pour les avantages économiques qu’elle procure. Le collaboratif, c’est l’affaire d’une sorte d’avant-garde culturelle ; mais la taille de ce groupe est destinée à grossir.
Une enquête conduite par des chercheurs à Barcelone (3) sur le profil des hôtes Airbnb montre cette même griffe sociale. Dans des quartiers centraux de la capitale catalane où règne une forte mixité socio culturelle due à la présence d’asiatiques et de marocains, les offreurs de logement sont essentiellement « espagnols de souche » ou autres européens. Les langues qu’ils pratiquent l’attestent: outre l’espagnol, essentiellement l’anglais et le français. 85% d’entre eux sont passés par l’Université, ils ont moins d’enfants que la moyenne de ces quartiers, et, pour la majorité, leur niveau de revenus correspond à celui de la classe moyenne ou supérieure. 55% d’entre eux mettent à disposition plusieurs logements, confirmant la dimension professionnelle de cette activité qui n’est déclarée que par 7% d’entre eux. En conclusion, les auteurs affirment que loin d’offrir le frisson de l’authenticité locale, la plateforme apparaît comme un espace pour des globe-trotters, sensibles à une approche cosmopolite du « local ».
Hors du cœur des métropoles, l’économie Airbnb diffère. Une exploration des offres à Montreuil (plus de 300 offres sont postées en août 2016), banlieue parisienne en plein processus de « gentrification », apporte un autre angle de vue. Les posts relèvent presque exclusivement de « vrais » propriétaires ou locataires occupants, jeunes (prédominance de trentenaires), qui proposent de louer ponctuellement leur logement, la plupart du temps en leur absence (les commentaires en témoignent, souvent la clef a été remise par un tiers) ; et ce, pour des tarifs infiniment plus modiques qu’à Paris. Si les renseignements fournis par ces offreurs d’hébergement sont succins, ils sont tout de même éclairants sur la communauté Airbnb locale. Ainsi, les protagonistes insistent tous sur leur expérience des voyages et leur goût pour les échanges culturels, on note d’ailleurs pas mal d’expatriés et de binationaux. Tous parlent une, voire plusieurs, langues étrangères, anglais et langues européennes. Il s’agit d’un univers de diplômés, comprenant beaucoup d’indépendants et d’ intellectuels précaires : consultants, artistes, enseignants, ingénieurs, architectes, webmaster, cadre de l’hôtellerie, prof de danse, traductrice, graphiste, contrôleur de trafic aérien, photographe, journaliste, chercheur, comédien, travailleur social, urbaniste, étudiant, cadre, ostéopathe, psychologue, cinéaste, tels sont les métiers cités –à côté d’une petite poignée de jeunes retraités.
Le fonctionnement d’Airbnb dans les mégalopoles touristiques, finalement, est bien documenté : interpénétration du marché de location par des particuliers pour de courts séjours, avec celui animé par de « fausses » ou réelles agences immobilières ; valorisation d’une expérience humaine enrichissante, le tout fédérant la creative classe – tour à tour hôte ou client. Cette catégorie d’habitants est souvent propriétaire de biens immobiliers et donc trouve dans cette activité une opportunité de rente et/ou de complément de revenus. En dehors des grandes agglomérations, Airbnb abrite le marché en plein essor de la location immobilière privée et ce, sous toutes les formes possibles : logement entier, pièce indépendante ou chambre partagée. On peut même louer une caravane au fond d’un jardin. Le milieu concerné – « invitant » ou « invité » –, c’est absolument tout le monde, les prix allant du plus modique, 11 euros pour une chambre partagée par exemple, au plus onéreux pour une belle habitation. Rentabiliser au mieux le capital existant est le credo de l’économie collaborative : de plus en plus de personnes semblent y adhérer.
Au delà de l’émergence d’une économie originale, c’est son inscription au cœur des mutations du travail qui frappe. Instaurer, pour des particuliers, une activité rémunératrice fondée sur l’ouverture à autrui de leur « sweet home », c’est rendre poreuses les frontières entre vie professionnelle et vie privée, entre emploi à plein temps et emploi à temps réduit, entre travail et loisirs, entre sphère d’intimité et espace public. Louer son appart suppose aussi de développer une expertise ad hoc : en soigner la décoration, l’équiper aux normes de la modernité chantées par les magazines, le valoriser par des photos artistiques, et surtout, last but not least, acquérir le savoir-faire des femmes de chambre d’hôtel – cet aspect, dans les locations de luxe, est sous-traité moyennant un coût supplémentaire soigneusement indiqué dans les annonces.
Les pouvoirs publics tentent de réguler cette évolution de l’hébergement touristique sur laquelle déferlent des critiques. L’hostilité émane des hôteliers qui protestent contre la concurrence déloyale que leur inflige un secteur qui échappe largement à la fiscalité et aux normes d’hygiène et de sécurité des activités commerciales. S’ajoutent les plaintes des riverains des appartements Airbnb face aux nuisances qu’introduisent ces locations à la petite semaine (dans toutes les annonces Airnbn « les fêtes, les soirées… et les animaux » sont clairement bannis). Enfin les élus locaux s’inquiètent de la transformation des finalités du parc immobilier et de la perte de logements qui seraient utiles aux personnes qui travaillent sur place. La ville de Paris, comme d’autres métropoles, a adopté une batterie de mesures : instauration d’une taxe de séjour perçue et reversée par Airbnb, limitation à quatre mois par an la possibilité de sous-louer son logement, obligation de déclarer ces sous-locations et le montant des revenus que l’on en retire, opérations « coups de poing » pour des contrôles avec amendes à la clef -la loi sur le numérique prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 25 000 euros pour le locataire et 80 000 euros pour la plateforme qui n’aurait pas vérifier les informations.
Ces mesures seront-elles efficaces ? L’activité d’Airbnb s’encastre dans des transformations d’ampleur. Les particuliers organisent une hôtellerie privée qui assure des compléments de revenus, fournit un rempart à la précarité et parfois même procure un job quand il s’agit de gérer un petit parc de logements. Dans un contexte d’atonie économique, cette activité opère comme amortisseur social et participe d’une propension à la débrouille répandue chez les jeunes générations et vécue par elles comme légitime face un Etat et une bureaucratie qui n’ont pas bonne presse. L’économie collaborative comporte une dimension de riposte face au désenchantement politique et au chômage. La guérilla entre loueurs clandestins et pouvoirs publics a donc de beaux jours devant elle.
1. Georgios Zervas, Davide Proserpio, John W. Byers, « The Rise of the Sharing Economy: Estimating the Impact of Airbnb on the Hotel Industry », working paper, révisé en juin 2016.
2. Daniel Guttentag, Airbnb : disruptive innovation and the rise of an informal tourism accomodation sector, Current Issues in Tourism, Vol. 18, n°12, 2015.
3. Albert Arias et Alan Quaglieri Dominguez, « Unravelling Airbnb : Urban Perspectives from Barcelona », working paper 2016.
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