Aides d’État: comment l’Europe a changé son fusil d’épaule edit

1 décembre 2023

Décidément l’Europe parle français sur les enjeux industriels. La politique d’intégration a longtemps reposé sur trois piliers : une politique de la concurrence stricte, une surveillance sourcilleuse des aides d’État, et un bannissement des politiques sectorielles. C’est cet édifice qui a été remis en cause à la faveur de la crise du covid, de l’irruption de la géopolitique dans les échanges et du découplage avec la Chine. Essayons d’en prendre la mesure et d’en comprendre la logique.

Le régime des aides d’État

Le régime des aides d’État est régi par la Commission européenne sous le contrôle de la Cour de Justice. Ces aides permettent à un pays de soutenir certaines entreprises ou certains secteurs à travers des financements publics (subventions, prêts à taux réduits ou exonération d’impôts). La Commission européenne a la compétence exclusive en la matière, et elle est chargée de vérifier si l’aide est compatible avec les Traités. 

Les aides sont autorisées, en premier lieu, quand elles permettent de mettre en œuvre en premier lieu des objectifs d’intérêt commun, comme les services d’intérêt économique général, la recherche et développement, le développement durable, les petites entreprises, en second lieu pour faire face à des perturbations économiques importantes, comme la pandémie du Covid et enfin quand elles visent à corriger certaines défaillances du marché.

En dehors des cas d’exemption de notifications, clairement explicités dans des textes communautaires, les États membres de l’UE doivent notifier à la Commission tout projet d’aide d’État, et celui-ci ne peut être accordé qu’une fois son approbation donnée par la Commission, quelquefois sous conditions.

Ainsi, en 2021, la Commission avait approuvé une aide de 4 milliards d’euros à Air France et l’État français était autorisé à monter à environ 30% du capital de la société. En contrepartie, précisait la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, « Air France s’est engagé à mettre à disposition des créneaux horaires à l’aéroport saturé de Paris Orly, où (elle) détient une puissance significative sur le marché. Ces dispositions donnent aux transporteurs concurrents la possibilité d’étendre leurs activités dans cet aéroport. »

La Cour de justice de l’Union européenne peut toutefois invalider une décision négative de la Commission. Apple s’était ainsi vu infliger une obligation de remboursement de 13 milliards d’euros en 2016 pour avoir bénéficié d’un traitement fiscal privilégié de l’Irlande.  La Commission européenne l’avait alors considéré comme une réduction fiscale assimilable à une aide d’État illégale, mais cette décision de la Commission avait été invalidée par la Cour en juillet 2020. Ce cas est, cependant rouvert après un pourvoi de la Commission. Dans ses conclusions, en novembre, l’avocat général Giovanni Pitruzzella a proposé à la Cour d’annuler l’arrêt et de renvoyer l’affaire devant le tribunal afin que celui-ci se prononce à nouveau sur le fond.

Impasses et évolutions

Plusieurs critiques, en particulier de la France, à l’égard du contrôle des aides d’État par Bruxelles ont été répétées à plusieurs reprises. La critique française est qu’aujourd’hui l’économie est mondialisée et donc le droit de la concurrence doit reconnaître que les « marchés pertinents » ne sont plus nationaux ou européens, mais mondiaux. Or les grands concurrents mondiaux, États-Unis ou Chine, n’hésitent pas à subventionner massivement certains secteurs ou certaines entreprises sans qu’un quelconque contrôle puisse empêcher ces aides publiques. Ce comportement non-concurrentiel est favorisé par une certaine opacité des aides nationales, mais aussi par le fait que l’Europe, dont les entreprises en sont victimes, a souvent hésité à saisir l’OMC de crainte de susciter des représailles commerciales.

Mais le régime des aides d’État a été rattrapé par la géopolitique, puis par la crise du Covid. Une première inflexion a eu lieu en 2014, quand le régime des exemptions a été précisé et que des PIIEC (acronyme de Projet important d‘intérêt européen commun, permettant à une coalition d’États de subventionner des projets de R&D) ont été lancés dans différents secteurs (semi-conducteurs, batteries, quantique), avec une appréciation de plus en plus souple par la Commission du « D » de R&D, ce « développement » couvrant désormais des projets industriels à part entière. Le régime des PIIECs continue de monter en puissance. Ainsi, le premier PIIEC sur les semi-conducteurs, en 2018, autorisait 1,7 milliard d'euros d’investissements publics, suscitant par effet de levier 6 milliards d’investissements privés ; le deuxième PIIEC semi-conducteurs dévoilé en juin dernier comporte 8,1 milliards d’aides d’État et 13,7 milliards du secteur privé.

Le Covid et les différents plans de relance ont accru la tendance, dans un contexte marqué par l’accélération de la transition énergétique, qui conduit les États à investir massivement et à favoriser l’essor des nouvelles filières industrielles, ou la transformation des anciennes (automobile).

Puis tout s’est accéléré ces deux dernières années, à la suite de l’invasion russe en Ukraine mais aussi de l’Inflation Reduction Act américain. Face au choc de l’attaque contre l’Ukraine en février 2022, et de la décision de se passer du gaz russe, la Commission a d’abord adopté un « encadrement temporaire de crise » (« Temporary Crisis Framework »). L’objectif était d’assouplir les règles en matière d’aides d’État pour permettre aux États membres de faire face à la crise énergétique. 

En décembre 2022, face aux aides massives apportée à l’industrie américaine dans le cadre de l’Inflation Reduction Act  (IRA), Ursula Von der Leyen déclarait : « Nous réfléchissons maintenant à la manière de simplifier et d’adapter nos règles en matière d’aides d’État. » En mars 2023, la Commission adoptait un « encadrement temporaire de crise et de transition » (« temporary crisis and transition framework », TCTF), dans le prolongement du TCF. Les États membres pouvaient investir dans la transition écologique afin de faire face à (IRA) américain, et ses 370 milliards de dollars sur dix ans qui visent à développer l’industrie verte américaine et la transition énergétique.

Le TCTF européen devrait expirer fin 2025. Il prévoit, là aussi, un assouplissement des aides d’État pour la transition énergétique et les énergies renouvelables et il introduit le principe de réciprocité («subvention équivalente»).

Si une entreprise reçoit une offre de subvention d’un pays situé en dehors de l’Europe pour y installer une usine, les États membres sont autorisés à égaler cette subvention pour que l’entreprise reste en Europe. Par exemple, si un producteur de véhicules électriques reçoit une subvention des États-Unis, un État membre de l’UE peut «s’aligner» sur le montant de cette subvention, même si elle est supérieure au montant maximal de l’aide à l’investissement autorisé dans l’UE.

Une prime pour les grands pays peu endettés ?

Cet assouplissement du régime des aides a cependant soulevé certaines questions. La principale est que cela va permettre aux pays ayant des finances saines, ou d'une plus grande capacité à s'endetter, de disposer d’un avantage considérable. «Certains pays seront en mesure de fournir beaucoup plus d’argent que d’autres», notait ainsi en février 2023 Margrethe Vestager.

Selon les chiffres de la Commission obtenus par Euractiv (12 septembre 2023), entre mars 2022 et le 4 septembre 2023, la Commission a approuvé 742 milliards d’euros d’aides d’État, répartis entre des subventions aux nouvelles industries et le sauvetage de grandes entreprises. Or 48,4% de ces aides concernent la seule Allemagne ! La France arrive en deuxième position, avec 22,6%, moins de la moitié de l’Allemagne, tandis que l’Italie est troisième avec 7,8%, trois fois moins que la France. Et pour 21 des 27 pays membres de l’UE, les aides d’État ne représentent qu’entre 2,3% et 0% du montant total de 742 milliards d’euros.

Le risque est donc de créer une Europe avec une concurrence entre des États membres riches pouvant attirer les investissements industriels à coup de subventions, et ceux moins puissants économiquement et endettés. Dans le passé, les gouvernements allemands étaient plutôt sceptiques à l’égard des aides d’État, ce n’est plus le cas. La conséquence pourrait être une fragmentation du marché Européen.

Déjà en 2020, le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau, déclarait face à l’assouplissement du contrôle des aides d’État, suite au Covid, « les gouvernements ont réagi très vite pour apporter du soutien à leurs entreprises, mais si on maintient trop longtemps des soutiens nationaux différents aux entreprises, on pourrait créer des distorsions de concurrence et des divergences entre nos économies (…) Il faut donc à mes yeux rapidement rétablir le contrôle par la Commission européenne des aides d’État et d’une concurrence loyale. »

Dès le printemps 2020 la ministre de l’Économie espagnole s’était, elle aussi, inquiétée des versements massifs d’aides aux entreprises allemandes. Les pays du Nord de l’Europe comme la Finlande, la Suède, le Danemark, et les Pays-Bas sont aussi généralement très sensibles face aux effets négatifs d’aides d’État trop importantes sur le marché intérieur.

Le cas des semi-conducteurs est cependant révélateur des nouveaux enjeux de la course aux aides d’État et de ses conséquences sur la course aux aides.

Par rapport aux deux PIIECs évoqués plus haut, on a encore changé d’échelle. Tout d’abord la Commission est entrée dans le jeu, non plus seulement pour autoriser (ou non) les aides, mais pour investir et organiser des plans d’investissements. Le Chips Act, entré en vigueur en septembre 2023, engage en tout 43 milliards d’euros d’investissements, dont 6,2 milliards de fonds publics (plus de la moitié, 3,3 milliards exactement, étant des fonds européens).

Le cas d’Intel: peut-on refuser des aides massives?

Les investissements publics considérables consentis dans le cadre du Chips Act ne sont pourtant qu’une partie de l’histoire. Une course aux subventions pour attirer des capacités de production de semi-conducteurs se déroule entre les États-Unis, l’UE et l’Asie.

On n’est plus ici dans le financement de l’innovation, mais dans l’arrimage d’une technologie souveraine, qui commande de nombreuses chaînes de valeur. L’Europe ne peut plus se permettre de compter sur des fournisseurs extérieurs. Ce qu’ont très bien compris les industriels de taille mondiale qui se partagent le secteur.

Intel réclamerait ainsi près de 10 milliards d’euros d’aides publiques à l’Allemagne pour construire deux méga-usines de fabrication de semi-conducteurs à Magdebourg, pour un investissement total de 17 milliards d’euros. L’aide d’État représenterait 59% de cet investissement.

Les usines devraient créer 3000 emplois directs et 7000 emplois pour les fournisseurs, ce qui représente un investissement d’un million d’euros par emploi créé. Le secteur est intensif en capital, mais un des enjeux est de compenser les écarts de coûts du travail avec l’Asie. Benjamin Barteder, un porte-parole d’Intel, soulignait : «Nous nous efforçons de réduire l’écart de coût important avec d’autres sites en dehors de l’UE. Dans le contexte actuel, cet écart s’est creusé», ce qui pourrait expliquer une demande encore accrue d’aide d’État pour installer ces usines en Allemagne !

À lui seul le montant des aides accordées à Intel représente plus du double des fonds européens engagés dans le Chips Act.

En s’engageant dans cette voie, on court le risque de faire naître de nouvelles tensions entre pays membres. En janvier dernier, déjà, des voix s’élevaient contre les aides allemandes. Un porte-parole du ministère de l’Économie des Pays-Bas, nation traditionnellement attachée à la libre concurrence, déclarait ainsi à Euractiv : « L’assouplissement de nos règles en matière de concurrence et d’aides d’État n’est, la plupart du temps, pas le moyen privilégié ou le plus bénéfique de relever de nouveaux défis. » Un assouplissement des règles risquait une « course aux subventions néfaste qui profite à peu de gens et nuit à beaucoup.

Mais les critiques émanaient aussi des petits pays industriels d’Europe centrale, comme la République tchèque : « Si l’on entre dans un engrenage de “qui donne le plus”, la République tchèque ne sortira pas gagnante », avertissait l’eurodéputé Luděk Niedermayer, membre d’un des partis de la coalition au pouvoir. « Notre intérêt est, en réalité, de rendre les règles des aides d’État plus strictes plutôt que moins strictes. »

Le Chips Act est une réponse « fédérale » à ces inquiétudes, mais ses montants déjà élevés sont faibles au regard des subventions exigées par Intel et consorts. On comprend bien pourquoi les gouvernements allemands et français se sont engagés fermement dans une politique assumée d’aides d’État dans des secteurs hautement stratégiques comme les semi-conducteurs ou les batteries. Et les autres Européens en bénéficieront indirectement. Mais il ne faut pas se dissimuler les tensions que cela crée déjà au sein de l’Union européenne.