Démocratie participative: une épreuve initiatique pour les jeunesses edit

11 janvier 2024

Le 13 mai 2023, une soixantaine de jeunes de 16 à 24 ans se dirigent vers le Learning Planete Institute afin de participer à une opération de démocratie participative : l’Assemblée des Jeunesses (ADJ) initiée par l’ONG Ashoka. Ils se sont engagés à venir six samedis entiers de mai à octobre pour délibérer et élaborer collectivement des propositions à caractère politique concernant directement ou pas la jeunesse[1]. Par le jeu des défections et des remplacements, 108 jeunes participeront globalement (voir dans le tableau 1 les données sociologiques). L’événement vise aussi à tester les interactions générationnelles et 44 actifs bénévoles de 40 à 70 ans (cadres d’entreprise, élus, professionnels) ont été conviés à ces rencontres[2]. Bien qu’il n’y ait pas de demande gouvernementale au départ, le Délégué interministériel à la Jeunesse, Mathieu Maucort, est présent à la première séance, il viendra une seconde fois, et un collectif de l’ADJ a rencontré la Secrétaire d’État chargée de la jeunesse, Prisca Thévenot. Nous examinerons ici une dimension particulière de l’événement : les processus délibératifs et les propositions qui en sont issues.

La jeunesse délibérative

Cette initiative est dans l’air du temps : depuis « Le Parlement des enfants », organisé dès 1994 par l’Assemblée nationale et le ministère de l’Éducation nationale, les rencontres destinées à faire émerger la parole citoyenne des nouvelles générations se sont multipliés, une tendance encore intensifiée par les mobilisations de la jeunesse sur le dérèglement du climat. Or ces processus délibératifs posent une question majeure : comme assurer une qualité délibérative avec de mini-publics peu habitués à la prise de parole publique et peu formés aux enjeux de société dont la complexité engage des connaissances approfondies ? L’espace public habermassien, dans sa version idéalisée, capacité à échanger et à argumenter selon un principe d’équivalence entre les individus, à la recherche d’une rationalité commune pouvant s’élever au-delà des intérêts particuliers et des expériences est ici plus que jamais difficile à réaliser. S’y ajoute un problème de temps. Comment relever ce défi alors que chaque thème mis en débat (bien-être, formation, travail, engagement, environnement) occupe une seule journée découpée ainsi : sensibilisation au thème le matin par des intervenants issus d’associations spécialisées (Enactus, Osons ici et Maintenant, Rêves jeunes, Lycées en transition, Proxité) et délibération en petits groupes l’après-midi, chacun d’eux devant aboutir à une proposition argumentée ?

Le dispositif organisé en faveur de la délibération

Le dispositif de l’ADJ repose sur trois piliers : l’opération a été pensée et financée par l’ONG Ashoka, qui en est aussi le maître d’œuvre ; l’organisation des débats repose sur la méthode mise au point par le collectif Démocratie Ouverte, qui se présente comme la cheville ouvrière de la Convention climat ; et, avec une équipe d’étudiants en sociologie, je suis chargée de l’observation.

Chacune de ces entités avait son propre objectif et son propre cadrage. Ashoka, ONG de dimension internationale qui promeut des acteurs du changement, met au centre de sa réflexion la notion de lien. Cette philosophie traverse la configuration logistique du dispositif : le choix du lieu qui ressemble aux espaces de coworking vastes et cosy avec des salles plénières pour des cours et des conférences, des niches et des fauteuils distribués un peu partout, une bibliothèque ; l’organisation des sessions avec des pauses de convivialité et de mini activités ludiques (quizz, moments de méditation ou exercices physiques, prestations musicales) ou informatives (interventions d’entrepreneurs comme Moussa Camara ou d’acteurs de l’innovation) ; le soin accordé aux repas ; l’attention au bien-être de chacun et le contact direct avec les jeunes (notamment des rappels téléphoniques personnels avant chaque session) ; et, cela va sans dire, le tutoiement immédiat et généralisé. Tout est conçu pour que les participants qui arrivent le matin souvent après un long trajet en RER et en métro se sentent immédiatement embarqués dans une aventure commune. On est plus près de l’effervescence d’un campus californien que de l’austérité d’une délibération sous les lambris de la République (la Convention climat s’est déroulée au Conseil économique et social).

L’Association Démocratie ouverte apporte à l’opération ses dix ans d’acquis au bénéfice de la « qualité délibérative ». Sa démarche s’enracine dans l’histoire des Civic Tech : l’idée que la coordination libre entre citoyens (qui souvent ne se connaissent pas au départ) par le biais de la connexion électronique et adossée à certains principes (liberté de parole, écoute active, temps long accordé aux échanges avec pour objectif d’aboutir à un quasi consensus) permet de produire de l’intelligence collective. La foi dans les Civic Tech a été portée par des penseurs technologues comme Howard Rheingold[3] qui, fort de son expérience des communautés virtuelles, développe la notion de « foules intelligentes ».

Aidé par un consultant/coordinateur et des facilitateurs formés par Ashoka, cette association anime les après-midis. Des petits groupes de 6-10 personnes, réunis au gré du bon vouloir de chacun et dans lesquels se mêlent jeunes et adultes, s’emparent du problème du jour, cernent l’aspect qui leur paraît essentiel, précisent la proposition qu’ils entendent préconiser puis, par un processus itératif et argumentatif (« comment passer du je au nous »), l’approfondissent.  

Dès la première séance sont mis en avant des principes auxquels des jeunes sont sans doute peu habitués : chaque voix compte en équivalence ; valorisation de la logique collaborative, et de la co-responsabilité ; neutralité et extrême discrétion de l’animation, non jugement, écoute bienveillante, partage, confiance mutuelle. Chacun doit pouvoir garder la souveraineté de soi, agir en transparence, faire part de ses émotions, et d’ailleurs quitter le groupe s’il s’y ennuie. Dans cette maïeutique se dessine l’idée d’une capacité active de chaque citoyen, indépendamment de son âge.

L’équipe sociologique avait comme objectif d’observer les dynamiques de ce processus délibératif et de saisir dans un contexte inédit d’observation des populations difficiles à explorer en profondeur et sur la durée -un rapport détaillé sera tiré de cette observation.

Splendeurs et limites de l’intelligence collective

ADJ, comme expérience de démocratie participative, est fort éloignée de la Convention citoyenne sur le climat. Non liée par une demande politique, couvrant des champs assez larges, ne s’étant pas donné pour objectif d’aboutir à des textes législatifs mais seulement à des propositions d’action, ne s’étant pas donné comme contrainte d’assurer une représentation rigoureuse de la jeunesse française, ayant même défini comme projet de laisser largement la parole à des jeunes issus des cités de la couronne parisienne, l’ADJ était délestée des obligations procédurales qui ont présidé à la Convention climat – tirages au sort, offre de formation à la demande des participants, etc. En revanche, animée par Démocratie ouverte, elle a élaboré un cadre et un état d’esprit favorables à l’expression de la jeunesse – loin de la solennité et du formalisme qui a présidé à la convention Climat si l’on en croit le récit qu’en fait Thierry Pech[4].

Pour des jeunes qui se plaignent d’être mis à l’écart et qui aspirent à une visibilité politique et médiatique ce dispositif prouve son efficacité : la plupart s’y glissent aisément, participent avec cœur et sérieux aux discussions[5], et expriment une fierté de participer à cette communauté délibérante[6]. Que dire de la présence d’adultes cadres ou professionnels dans ce processus ? Ils inclinent à faire valoir leur expérience, et parfois à introduire sans le vouloir ou sans en être conscients un poids d’autorité, de même que plus rarement les facilitateurs, la plupart vingtenaires. Ici comme dans le reste de la société se dégagent des mini-leaders, des personnes prenant plus d’initiatives et plus écoutées que les autres, des adresses qui édifient une certaine hiérarchie implicite – les plus âgés vers les adolescents, les plus diplômés ou les plus aguerris par une expérience préalable d’engagement vers les juste lycéens, les filles (souvent davantage diplômées) vers les garçons. Parfois, comme dans la vie ordinaire, certains jeunes décrochent totalement ou plongent dans leur portable.

Dans ce processus n’émerge aucun affrontement violent, les désaccords s’expriment mollement car ces jeunes, souvent habités par le doute et une certaine modestie, ne sont pas péremptoires ; et après un échange assez long, ils tendent vers une voie moyenne ou un consensus. La visée solutionniste, de surcroît, atténue les tensions liées à des intérêts ou à des idéologies. Les propositions qui émergent sont extrêmement variées, elles sont révélatrices de la sensibilité des divers segments de la jeunesse [7] et enrichissent la panoplie des possibles (voir tableau 2) . Si elles tendent à sous-estimer la faisabilité financière, juridique ou institutionnelle (ces dimensions ont toujours été abordées), elles sont rarement démagogiques.

Que penser, expérience faite, de cette démarche ? Elle a plus d’impact sur la capacité à faire émerger des acteurs engagés et à leur donner une visibilité, que sur la capacité à bouleverser le répertoire des idées politiques, même si certaines propositions sont originales ou inattendues, disponibles pour une mise en œuvre dans un cadre politique ou entrepreneurial. Surtout, là réside sa pertinence, elle est un outil pour favoriser l’inclusion des jeunes, en les poussant à pratiquer un processus délibératif sur des enjeux qui les concernent, et, de ce fait, à apprendre comment articuler connaissances, talent argumentatif et action. Elle est aussi un vecteur pour s’imprégner des valeurs de la démocratie. Elle est donc riche d’une profondeur pédagogique pour toute la jeunesse, dans sa diversité, et sans doute aura-t-elle, pour les participants des suites sur leur parcours, car un suivi est prévu. Une conclusion ? Et si l’Éducation nationale développait des expériences vouées à générer l’intelligence collective ?

[1] Pour donner un point de comparaison La Convention pour le Climat réunissait 150 personnes représentantes de la société française, tirées au sort ; elle s’est déroulée sur 5 week ends entiers de trois jour plus deux autres week ends de préparation de mesures, de relecture et de validation d’octobre 2019 à juin 2020. Son budget était de 6, 6 millions, contre 200 000/ 250 000 pour l’ADJ.

[2] 26 « décideurs « sont venus une fois ou deux (59 %). 18 « décideurs » sont venus 3 fois ou plus (41 %) dont 11 sont venus 4 fois ou plus (25 %).

[3] Howard Rheingold, The Virtual Community, The MIT Press, 2000.

[4] Thierry Pech, Le Parlement des citoyens, Seuil/ La République des idées, 2021.

[5] La culture de la communication libre est peut-être aussi calquée sur les échanges désinhibés et non hiérarchiques qu’on pratique dans les réseaux sociaux

[6] Ces jeunes incarnent la fraction de la banlieue qui « se bouge ». Ils sont nés dans des familles populaires (parents ouvriers ou employés) classiques (presque pas de familles monoparentales), ils s’investissent dans leur parcours scolaire, soutenus en cela par leurs parents, et ils souhaitent ardemment se désenclaver et s’intégrer. Ils se sont portés candidats à l’opération ADJ pour rencontrer d’autres personnes, échanger, faire entendre leur voix (individuelle ou collective), améliorer les choses, se rendre utiles, gagner du poids dans la société. Voir mon article « Regards de la jeunesse des cités sur les violences urbaines », Telos, 14 décembre 2023.

[7] Par exemple sur l’enjeu bien-être on note : introduire des temps de découvertes à l’école, créer un pass de voyage régional, organiser des ateliers inspirants pour les 6-12 ans, créer une journée nationale de la motivation et de la confiance et de l’estime de soi ; mettre en place un rendez-vous médical annuel pour détecter et soigner les addictions ; donner au bonheur national brut une valeur constitutionnelle ; démocratiser l’accès à des lieux conviviaux , festifs et éphémères au niveau local , créer une appli avec un parcours pédagogique pour mieux se connaitre ; mettre en place un accompagnement individualisé des 12-25 ans qui aboutirait à  un passe port de compétences.