Regards de la jeunesse des cités sur les violences urbaines edit

14 décembre 2023

Du 27 juin au 7 juillet 2023, des violences urbaines se déroulent dans plusieurs communes françaises, en particulier des villes de banlieue, Nanterre, ville du décès du jeune Nahel, ayant fourni un point de départ. Simultanément a lieu à Paris une expérience de démocratie participative (nommée ADJ, Assemblée des Jeunesses) avec majoritairement des jeunes et quelques adultes (cadres d’entreprises, professionnels, élus) organisée par l’ONG Ashoka[1]. Aidée de huit étudiants en sociologie, j’en assure la coordination scientifique. Saisissant à la volée « un moment sociologique », on leur propose de s’exprimer sur les événements en cours.

Émotion collective

La réunion ADJ du 1er juillet rassemble 39 élèves ou étudiants de 16-24 ans, un nombre plus faible que d’habitude en raison des difficultés de transports liées précisément aux émeutes. Plus de la moitié se porteront candidats pour parler des mouvements urbains, surtout ceux qui sont issus de l’immigration et habitent dans des cités de la périphérie parisienne. Contactés par différentes filières (en premier lieu les réseaux sociaux ou une association, puis le site Ashoka, et plus rarement le bouche à oreille), souvent eux-mêmes engagés dans le mouvement associatif[2], ces jeunes incarnent la fraction de la banlieue qui « se bouge ». Ils sont nés dans des familles populaires (parents ouvriers ou employés) classiques (presque pas de familles monoparentales), ils s’investissent dans leur parcours scolaire, soutenus en cela par leurs parents, et ils souhaitent ardemment se désenclaver et s’intégrer. Ils se sont portés candidats à l’opération ADJ pour rencontrer d’autres personnes, échanger, faire entendre leur voix (individuelle ou collective), améliorer les choses, se rendre utiles, gagner du poids dans la société. Lors des ADJ, ils se distinguent par leur sérieux, arrivent à l’heure alors qu’ils ont à effectuer un long trajet en RER et en métro, s’engagent avec cœur dans les discussions, prennent des notes parfois. Par ailleurs, ils sont sans doute assez proches, par le profil social, des jeunes habitant des quartiers populaires qui sont sortis dans les rues lors de la première phase de ces mouvements urbains qui correspond au moment qui suit la mort de Nahel, si l’on se réfère aux quelques enquêtes effectuées[3] – au cours de l’ADJ, un seul a évoqué publiquement le fait d’avoir participé à ces mouvements.

Ils se sont répartis en deux groupes, quelques adultes professionnels présents lors de cette journée se sont joints à eux. Les débats prennent rapidement un tour passionnel, attestant de l’élan émotionnel qu’ont engendré chez eux les émeutes.

Quels enseignements tirer de ces échanges ?

Crainte et hostilité envers la police

Sans surprise, le premier point à vif est le rapport à la police. Tous les jeunes d’origine immigrée ont peur de la police car ils ont fait fréquemment l’objet de contrôle, et cette pression tourne en hostilité : « L’été dernier je me suis fait contrôler sept fois, du coup quand je sors je ne me sens pas en sécurité », dit l’un d’eux. Ce sentiment négatif concerne plutôt les jeunes garçons, mais les jeunes femmes, moins directement concernées par les contrôles, le partagent aussi, et il se diffuse bien au-delà, y compris auprès de leurs parents d’après certains jeunes. Lorsqu’en Assemblée plénière du matin la Directrice générale d’Ashoka demande « qui a peur de la police ? », tous les jeunes d’origine ethnique lèvent la main, et les autres pas : cette disparité rendue flagrante dégage un certain malaise. Une sorte de psychose des rapports avec les forces de l’ordre habite la jeunesse d’origine immigrée, cela semble manifeste lors des débats de cette journée, et aucun rappel du rôle de la police pour protéger la population (rappel effectué et réitéré lors de l’ADJ par une cadre de grande entreprise qui milite sur le sujet des femmes battues) ne semble pouvoir atténuer la colère envers elle. La dénonciation du racisme de la police traverse les propos des jeunes, ce racisme est perçu comme une attitude institutionnalisée, il est qualifié de « systémique » et incarné pour eux par le syndicat Alliance quasiment assimilé à l’extrême-droite. Cette violence émotionnelle semble atteindre un sommet avec la proximité temporelle du décès de Nahel.

La peur de la police est nourrie de l’expérience des contrôles, mais aussi des images de violence qui circulent sur les réseaux sociaux[4]. Un jeune explique que si la mort de Nahel a pris une telle importance, c’est parce que l’acte a été filmé et que ces images ont circulé sur les réseaux sociaux[5]. « Avec les réseaux sociaux, où les jeunes voient d’autres jeunes poursuivis ou subissant des placages ventraux, la peur augmente. Les policiers ne comprennent pas pourquoi les jeunes courent, sauf qu’ils ne savent pas ce que les jeunes voient sur leur portable ! » Vues et revues dans des circulation virales, les vidéos de confrontations violentes avec la police font partie des images assignées à la banlieue. Des street journalists se sont d’ailleurs spécialisés dans la captation de ces scènes, mais les jeunes eux-mêmes les filment abondamment comme autant de témoignages au service de leur ressenti : celle d’une mini société en bute à la répression et aux discriminations, les oubliés de l’égalité des chances. Outre cette vidéosphère d’amateurs, de nombreux films qui brassent les thèmes de la violence, de la délinquance et/ou de la critique sociale, et convoquent les tensions entre la police et les jeunes, construisent une mythologie et relaient cette représentation de la banlieue depuis près de trente ans – La Haine (1995), L’Esquive (2005), Les Promesses (2019), Les Misérables (2019), Bac Nord (2020) pour ne citer que quelques exemples.

Les expériences de démocratie participative ont pour finalité d’aboutir à des propositions d’action, souvent dans le registre politique. Chaque groupe de discussion a donc rempli une feuille de route à partir d’un problème perçu comme prioritaire. Le premier groupe sur les émeutes urbaines désigne comme sujet essentiel « La manière et la forme dont on mène la lutte/ou le combat contre les violences policières » et avance sa proposition : « Désarmer (la police) pour protéger ». Le second groupe cite comme problème à résoudre : « Comment recréer de la proximité ? Est-ce que la violence est un moyen légitime d’expression ? Si oui, y en-a-t-il d’autres ? » Sa proposition vise à recréer la police de proximité.

Sentiment victimaire: les oubliés de la République

Autre constante chez les participants jeunes d’origine immigrée : le sentiment de ne pas être entendus, d’être humiliés ou rabaissés et finalement victimes, porte à son paroxysme une appréciation fréquemment[6] émise par la jeunesse lors de ses mobilisations sur l’écologie ou sur l’école, par exemple. Cette interprétation d’un monde à part (racisé pour utiliser un terme abondamment utilisé par les participants et les étudiants en sociologie qui suivent l’expérimentation de l’ADJ) est présentée, par les participants à ces débats, comme une donnée de la société française et ne souffre d’aucune contestation, elle unit les filles et les garçons des quartiers, quelle que soit par ailleurs leur trajectoire individuelle, des bacs pro à ceux qui sont beaucoup plus avancés dans leurs études : cette appréciation d’une société raciste est corroborée par d’autres études[7] évoquant le passé colonial de la France. Côtoyant le tissu associatif des cités de la périphérie parisienne ou étant directement engagés dans celui-ci, il est possible qu’ils soient imbibés de la culture « woke », focalisée sur le sujet de l’identité et des inégalités qui leur sont associées. Si le terme woke n’émaille pas leur vocabulaire, l’état d’esprit qu’il incarne est bien présent.

Dans cette dénonciation les filles se révèlent plus véhémentes, et d’ailleurs plus politisées (voir suite de l’article), que les garçons, eux-mêmes un peu dépassées et parfois en retrait. Notamment plusieurs garçons déplorent les pillages de leur quartiers (« Ça ne sert à rien de voler des chips ») et, apparemment liés au fait qu’ils ont des projets professionnels et cherchent une place dans la société, ils sont sensibles à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes (« je me dis les gens doivent nous prendre pour des guignols en fait »). À plusieurs occasions, des participants masculins feront part de leur souci « de représenter » leur monde social sous un jour favorable en contre-point des stéréotypes médiatiques.

Lors d’un échange passionné, trois jeunes femmes de 19 ans habitantes de la Seine-Saint Denis, ayant fréquenté l’Université (toutes trois sont en première année d’études supérieures, voie littéraire ou droit, mais toutes en reconversion, l’une d’elle souhaite même faire de la sociologie ![8]) dénoncent l’excès d’attention accordée à la casse, car ce qui leur paraît important, c’est de parler de ce qui a déclenché ces émeutes et de questionner ce qui pousse les gens à entreprendre des actions violentes, ce qui nourrit la colère – le sujet, pour elles, c’est « d’être entendu quand on est un Arabe ou un Noir de cité ». Une autre jeune fille (18 ans, originaire de Fleury-Merogis, en terminale, parents au chômage) : « Beaucoup sont tristes ou en colère face à ces émeutes, ces révoltes, on ne peut pas cautionner la violence mais des fois on est obligé, surtout pour les jeunes de quartiers populaires ; on a essayé de parler, on ne nous a pas écouté, aujourd’hui encore ça recommence, les mêmes erreurs de la part de la police, donc oui aujourd’hui oui il y a des émeutes. Certains sont plus tristes à cause des multinationales qui brulent que de la mort d’un jeune je trouve ça assez dramatique. C’est quelque chose d’assez systémique, c’est une colère des banlieues face à cette discrimination, cette islamophobie. » Ces jeunes femmes sont les seules à avoir une approche formulée en termes de la politique partisane – l’une d’elles d’ailleurs souhaite le départ de Gérald Darmanin –, alors que le discours des intervenants, pour l’essentiel, se situe dans un cadre social, celui des couches populaires (parents employés, ouvriers ou chômeurs) ; géographique (les quartiers) ; et ethnique. Leur expérience sociale, et donc leur perception, est celle d’un monde de dominants/dominés, modelé par les disparités géantes, dans lesquelles ils occupent l’étage du bas, mais elle ne se traduit pas en références politiques claires.

Les quelques autres jeunes participants à l’ADJ et issus de contextes sociaux plus favorisés adhèrent à cette image de victimes des jeunes des quartiers, et se culpabilisent presque de la chance qu’ils ont de ne pas en faire partie. Ainsi une étudiante parisienne de 25 ans, bac + 5, parents cadres : « je suis blanche et privilégiée, pour moi c’est plus facile, je cautionne la violence, je pense que c’est vraiment un moyen de se faire entendre, c’est le seul moyen de faire bouger les choses potentiellement, pour moi c’est légitime, la France est championne des inégalités ». À plusieurs reprises, des jeunes participants cumulant tous les atouts sociaux et culturels qui favorisent l’aisance intellectuelle et l’insertion feront état de leurs « privilèges », et de leur presque devoir d’engagement en faveur des populations défavorisées. Ceux-ci, in fine, adhèrent à la vision de la société « de classes » (fortes inégalités, structures de domination et de subordination, etc.).

Les jeunes présents à l’ADJ n’ont, a priori, pas participé aux émeutes urbaines (à l’exception, comme nous l’avons déjà indiqué, d’un garçon de 17 ans en bac pro) mais ils les comprennent et les approuvent. Les filles, qui sur l’ensemble du pays y ont très peu pris part, se révèlent intellectuellement plus engagées et plus solidaires du mouvement, un mouvement qu’elles ont vécu par procuration à travers les images des réseaux sociaux. Les garçons ont une approche plus nuancée et manifestent une réserve voire un désaccord avec les pillages et les destructions, notamment parce qu’elles se déroulent dans les quartiers où ils habitent. Dans ces débats, ils se montrent infiniment moins moteurs et d’ailleurs moins intéressés que les filles – par exemple face à la véhémence des propos féminins leur attention semble décrocher.

Finalement, sur le sujet des émeutes, l’opinion dégagée par les jeunes de l’ADJ, quelle que soit leur origine sociale ou ethnique, constitue un bloc soudé – alors que sur bien d’autres sujets les appréciations et les positions idéologiques sont contrastées, sur l’écologie par exemple. Apparaît ainsi un bloc des jeunes contre un bloc des « adultes actifs expérimentés », une sorte d’opposition générationnelle. Ce bloc formé autour d’une analyse politique des révoltes urbaines se retrouve moins sur d’autres enjeux.

Solidarité de la colère entre les divers segments de la jeunesse

Cela conduit au troisième enseignement de cette journée : la solidarité générationnelle, consolidée autour d’une opinion (la révolte) et d’une représentation de la jeunesse d’origine immigrée (victime) semble prévaloir sur les disparités de conditions sociales. Un sondage établi[9] par l’IFOP lors de ces événements urbains conforte l’idée d’un clivage générationnel : 64% des 18-24 ans pensent qu’en France, au quotidien, c’est plus difficile d’être arabe ou noir que d’être blanc, contre 40% des plus de 65 ans ; 66% des 18-24 ans estiment que les policiers devraient être davantage tenus pour responsables de leurs fautes contre 29% des plus de 65 ans ; enfin, 47% des 18-24 ans souhaitent une réforme de la police contre 21% des plus de 65 ans.

La présence d’actifs expérimentés face à des cohortes de 16-24 ans aurait pu permettre d’introduire de l’expertise, d’apporter d’autres points de vue dans les débats, d’éviter que ceux-ci se perdent dans des considérations purement abstraites ou idéologiques. Leurs témoignages sur l’utilité de la police n’occasionnent pas de réactions de la part des jeunes qui écoutent poliment sans toutefois manifester de réactions d’accord ou de désaccord. Sur le sujet des émeutes, les échanges entre jeunes et adultes se croisent avec courtoisie mais ne débouchent pas sur un dialogue, chaque classe d’âge campant sur ses positions.

Ajoutons à ces observations sur le sujet des émeutes urbaines, un aspect qui frappe l’observateur : les interactions entre les jeunes sont particulièrement « genrées ». Dans le vaste espace où se déroulent les ADJ, espace mi universitaire, mi espace de coworking dans le 4e arrondissement de Paris, les groupes sont souvent homogènes : les filles s’installent et discutent entre elles ; et les garçons, souvent venus entre amis et unis par une certaine complicité (parfois d’école ou d’association), font de même. Dans les prises de parole en groupes on observe des dynamiques féminines (soit l’exemple cité ci-dessus), mais aussi des dynamiques masculines.

Ainsi, lors de la cinquième journée consacrée à l’engagement, j’observe un groupe de six jeunes tous de banlieue et de milieux défavorisés : deux filles et quatre garçons : un (black) est en année du bac, filière pro ; les trois autres sont en première ou seconde année universitaire (Staps, études comptables, psy). Ces trois derniers, d’origine ethnique aussi, tous engagés dans des associations locales, monopolisent la parole autour d’une préoccupation : comment faire pour que les petites associations d’initiative récente puissent être reconnues et financées par les institutions locales – qui privilégient les grosses associations de longue existence. Très à l’aise, celui qui initie la proposition (Mehdi, 20 ans, en première année d’une école de comptabilité) prend quelque temps pour préciser sa pensée, notamment trouver le vocabulaire adéquat, aidé en cela par la facilitatrice. Puis les garçons parlent entre eux maïeutique, talent oratoire et techniques de persuasion : en effet, il s’avère que Mehdi a créé une association, « Graine d’éloquence », qui fait de la formation sur l’art de prendre la parole. Ils dialoguent entre eux (ils semblent se connaître par le biais de cette association) et échangent presqu’uniquement avec la facilitatrice. Les deux participantes, pourtant engagées dans des associations locales, les écoutent et n’interviennent que timidement ; en aucun cas elles ne se mettent en avant.

Au total, les dynamiques discursives se forment souvent à partir de petits groupes genrés manifestant une certaine distance entre les sexes. Par conséquence, il y a moins d’interactions croisées détendues et routinières entre hommes et femmes, comme on peut l’observer dans d’autres lieux où l’indifférenciation des sexes semble exister (mais existe-t-elle vraiment ? ). Parallèlement, ni ces jeunes femmes ni ces jeunes hommes ne cherchent à faire de rencontres à caractère amoureux ou sexuel[10] dans ces ADJ, et, par leurs comportements et leurs tenues, ils apparaissent réservés les uns envers les autres. Au final, il se dégage plutôt une impression de faible mixité ou de mixité timide.

Parole publique et parole privée

La tournure que prennent ces échanges dans des petits groupes doit être aussi reliée avec l’opinion quasi unanime qui s’est dégagée dès la séance plénière du matin après vote à mains levées des jeunes participants : l’idée de la justesse, et donc de la légitimité d’une révolte face à la violence de la police. Tout au cours de la journée cette vision a été étayée et relayée par maints témoignages et réflexions. Dans ce genre d’évènement il faut faire la part du dit et du non-dit. Il est possible qu’une partie des jeunes, plus mitigés ou plus agnostiques sur cet enjeu, se soient tus, cédant au phénomène classique de la « spirale du silence »[11] : ce qu’exprime ce texte célèbre sur la fabrication de l’opinion c’est que quand quelqu’un perçoit, grâce à son sismographe psychologique, qu’une opinion est majoritaire il évite de l’affronter et de prendre le risque d’être socialement sanctionné. Par ailleurs, il faut sans doute distinguer entre la parole publique ou semi publique, et la parole lors d’un entretien en tête-à-tête. Les accents de la colère sont peu perceptibles dans les interviews dans lesquelles au contraire les jeunes adoptent une démarche réflexive, analysent leur expérience et leur trajectoire et livrent leurs espoirs. Dans ce dernier contexte, ils montrent un visage différent. En contraste avec une parole publique clivante insistant sur les oppositions et les oppressions dont ils font l’objet, la parole privée est plus nuancée et ces jeunes, contrairement à l’image qui leur est souvent accolée, ne semblent pas s’enfermer dans des identités, ne serait-ce que si l’on se fixe sur la diversité de leurs goûts et leurs pratiques culturelles. De fait ils ressemblent assez à l’ensemble de la jeunesse des quartiers populaires avec ses références à la pauvreté et aux difficultés des conditions quotidiennes, mais aussi à la vie rythmée par l’école et la famille, à la sociabilité juvénile et aux loisirs. Leur « âme malheureuse » et leur sentiment victimaire sont contrebalancés par bien d’autres considérations d’ordre personnel. Ainsi « avoir une bonne insertion sociale ou une relation amoureuse pèsent encore plus à cet âge-là sur le moral que la situation économique dans laquelle on vit », comme l’indiquent Ollivier Galland et Marc Lazar[12]. Cette donnée ressort des interviews des sociologues. Et surtout ces jeunes prouvent un certain optimisme, parce qu’ils ont le sentiment de pouvoir faire quelque chose de leur vie.

Les réseaux sociaux leviers de l’imaginaire et de la socialisation élargie

Ces jeunes fonctionnent émotionnellement à travers les réseaux numériques – certes, ce tropisme touche tous les jeunes (et même les moins jeunes), mais ces affects sont redoublés quand on a le sentiment d’être socialement tenus à l’écart. C’est ici qu’ils guettent les représentations qui sont données d’eux-mêmes. C’est ici que se construisent leur vision du monde et leur intensité de socialisation. C’est ici qu’ils opèrent un désenclavement social et géographique relatif : ainsi, grâce aux interactions numériques ils sont en contact avec nombre de jeunes qui vivent en dehors de leur quartier et ce cercle est encore élargi pour ceux, nombreux aux ADJ, qui sont engagés dans le mouvement associatif. C’est ici que s’approfondit le ressenti d’une société organisée autour et par les dominants et l’image d’une société clivée. C’est ici que ces jeunes qui se plaignent de ne pas être entendus souhaitent s’investir et avoir la parole (Sofiane : « je suis quelqu’un qui aime bien le show. C’est pour ça que je veux passer en télévision »). C’est souvent ici, plus encore que pour les autres jeunes, qu’ils se projettent pour travailler quand ils atteignent le niveau de l’enseignement supérieur, et ce, parce que cet univers leur semble familier et assez facile d’accès. Dans cette dynamique circulaire où l’environnement physique et l’infini virtuel interagissent, prime la puissance de l’image (sur l’écrit) : « ce qui existe, c’est ce qui a été filmé ».

Dans une autre enquête auprès de lycéens scolarisés chez Les apprentis d’Auteuil, j’avais pu mesurer combien ces nouveaux outils de communication permettent aux jeunes vivant dans un contexte défavorisé d’exister davantage, de socialiser – parfois en prenant de véritables risques de trop s’exposer[13].

L’intolérance aux injustices

Cela n’est qu’une expérience de démocratie participative – qui s’est déroulée dans un contexte particulier propice aux déchainements des passions (les émeutes) et il faut en relativiser les résultats. Ces jeunes issus de l’immigration, inscrits dans des parcours scolaires prometteurs d’insertion et motivés pour s’engager (une de leurs associations s’intitule Les motivés) expriment sur la société française une appréciation plutôt sévère, celle d’un monde peu accueillant et facilement stigmatisant : un regard qui explique leurs sympathies à l’égard des révoltes de juin-juillet. Cette vision toutefois n’est pas très éloignée de celle d’autres fractions de la jeunesse bénéficiant de conditions de vie bien meilleures : preuve supplémentaire que les nouvelles générations sont particulièrement sensibles à la souffrance sociale et aux discriminations, sans doute plus que leur aînés. Cette intolérance aux injustices a été mise à jour par nombre de travaux sociologiques – y compris des recherches concernant les étudiants ou anciens étudiants des établissements universitaires d’élite[14], ces derniers se révélant souvent radicaux dans leurs revendications et électeurs de l’extrême-gauche. Elle est travaillée et consolidée dans les récits qui traversent les réseaux sociaux, relais et prolongement de leur vie quotidienne.

[1] Cette journée figure parmi les six samedis programmés de mai à octobre 2023 sous l’intitulé de l’Assemblée des Jeunesses (ADJ) : au total 108 jeunes (16-24 ans) participeront à l’ensemble de cet événement, et près de la moitié d’entre eux viendront à trois séances ou plus . Guidée par l’idée de donner la parole à la jeunesse, en privilégiant celle qui est issue des quartiers populaires, ADJ vise aussi à tester les interactions générationnelles et 44 actifs de 40 à 70 ans (cadres d’entreprises, élus, professionnels) ont été conviés à ces rencontres : ils y participeront avec une assiduité variable. La manifestation repose sur diverses formes d’animation, des débats en plénière et surtout en groupes de 6-10 personnes.

[2] Ont été citées les associations suivantes : Télémaque, La Graine Fleury, Lycées en transition, Vers le Haut, Rêves Jeunes, Open Politics, La Troisième culture, Proxité, Banlieues School, les Ateliers de la Fraternité, Osons ici et maintenant, Les Nouveaux Fellows, Zupdeco, Graines d’éloquence.

[3] Un article du Monde daté du 7 juillet 2923 indique qu’au début 27-28 juin : des émeutes qui se concentrent d’abord sur la banlieue parisienne et se traduit par l’expression d’une colère exprimée dans des affrontements avec les forces de l’ordre et des dégradations. Ensuite les émeutes s’étendent à de nombreuses grandes villes françaises. Voir aussi : Marco Oberti et Maela Guillaume Le Gall, « Analyse comparée et socio-territoriale des émeutes de 2023 en France », note publiée le 10 octobre 2023, qui distingue deux temps. « Ce premier temps “émotionnel » marque les tout premiers jours. Il est directement lié à la mort de Nahel dans les circonstances décrites précédemment, et suscite colère et rage qui s’expriment avec une extrême intensité, dirigées principalement contre la police. Ce premier temps agrège des populations hétérogènes (jeunes des quartiers, militants antiracistes et associatifs, population indignée par l’acte du policier, élus locaux, parents, voire black-blocks, etc.) et concerne surtout des quartiers de la banlieue parisienne puis lyonnaise. Dans un second temps, le mouvement s’étend sur les grandes villes et des villes moyennes et comprend une majorité de jeunes hommes, dont une partie a opéré des pillages.

[4] La note de Marco Oberti et Maela Guillaume Le Gall insiste comme moi sur le rôle des réseaux sociaux.

[5] Sur les vidéos d’affrontement avec la police et sur les street journalists, voir mon article, « Ce que Macron ignorait à propos de Brut », Telos, 12 janvier 2021

[6] Anne Muxel, Politiquement jeune, L’Aube, 2018, Frédéric Dabi, La Fracture, Les Arènes, 2021.

[7] A l’affirmation selon laquelle  « Les sociétés qui ont un passé colonial, comme la France, ont été et demeurent racistes » 65 % des jeunes musulmans sont d’accord selon une étude récente ; voir « Olivier Galland, Marc Lazar, Une jeunesse plurielle, Enquête auprès des 18-24 ans, Institut Montaigne, 2022.

[8] Deux d’entre elles disent être investies dans le mouvement associatif, deux d’entre elles ont des parents employés ou ouvrier, la troisième a des parents cadres. Elles ne semblent pas fréquenter les mêmes établissements scolaires, ni s’être connues auparavant.

[9] Police, quartiers, identité française : après les émeutes, les Français inquiets mais modérés, Sondage IFOP Juillet 2023 (enquête 7-9 juillet 2023)

[10] Par exemple, en aparté dans des conversations de couloir, certains garçons (année du bac), regroupés entre eux, me parlent de leur ‘petite princesse » à laquelle ils pensent en fouillant dans leur portable.

[11] Elisabeth Noëlle-Neumann, « La spirale du silence, une théorie de l’opinion publique », Journal of Communication, 24 ; 43-54, 1974.

[12] Olivier Galland, Marc Lazar, Une jeunesse plurielle, Enquête auprès des 18-24 ans, Institut Montaigne, 2022.

[13] Comment la jeunesse en difficulté utilise les réseaux sociaux, Slate, 13 novembre 2014. 529 jeunes de 16-25 ans scolarisés dans des établissements d’Apprentis d’Auteuil, ont été interrogés. Six focus groupes ont été réalisés. Les résultats ont été confrontés à ceux d’un groupe témoin (1.000 jeunes représentatifs de la classe d’âge). Le texte a été publié sous forme de rapport en 2015.

[14] Anne Muxel, Une jeunesse engagée, Ed des Presses-de-Sciences Po ; Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021.