Réformer la loi électorale - 1 - Les raisons d’une réforme edit
« Refaire la démocratie » : le rapport établi sous la coprésidence de Claude Bartolone et Michel Winock, et dont nous avons publié les 15, 16 et 19 octobre une analyse critique, a placé au cœur de ces propositions la modification du régime électoral des députés à l’Assemblée nationale, recommandant à cet égard l’institution en lieu et place du scrutin uninominal majoritaire à deux tours, l’adoption d’une formule mixte, mi-majoritaire, mi-proportionnelle. Bien que le rapport soit resté relativement imprécis et sur les modalités effectives de la modification proposée et sur les effets directs et indirects de celle-ci sur le fonctionnement du système politique, la réforme envisagée a retenu toute l’attention de Telos. Nous nous proposons, au travers de trois articles, de pousser la réflexion sur le sujet et de nous interroger successivement sur les justifications démocratiques, les effets potentiels et les modalités imaginables du seul bouleversement en profondeur de nos usages institutionnels qui soit aujourd’hui à la portée du président de la République et de la majorité parlementaire.
Réformer un mode de scrutin législatif exige de reconnaître et de prendre en compte les deux fonctions distinctes inhérentes à tout régime électoral : la représentation du corps électoral et la sélection des dirigeants parlementaires et gouvernementaux en charge des affaires pour une période donnée. Tout mode de scrutin doit à la fois photographier, c’est-à-dire transformer, sans le déformer, le macrocosme politique en microcosme parlementaire et arbitrer – ou permettre aux partis d’arbitrer – entre les équipes en compétition afin de déterminer celle à qui on va confier pour quelques années les clés de la maison.
Ces deux fonctions sont non seulement distinctes mais à certains égards contradictoires. Elles relèvent en tout cas de deux visions très différentes du fonctionnement d’un système politique. L’école représentative, celle qui voit dans la consultation électorale un exercice de cartographie géographique visant à installer au Palais Bourbon une représentation réduite mais fidèle des préférences partisanes de chaque électeur, est adossée à une certaine idée de la fonction parlementaire conçue comme une fonction délibérative débouchant au fil des échanges sur un consensus de raison représentatif de « la volonté générale ». Dans cette conception idéaliste des rapports politiques, nulle trace de majorité et d’opposition, de choc de valeurs ou de conflits d’intérêts, mais un pur exercice de maïeutique socratique associant tous « les représentants de la Nation » et destiné à transformer en règle de droit, la Loi, ce qui se dégage de la délibération. Selon cette conception, la loi de la majorité fait figure de pis-aller, de concession inévitable faite à une exigence d'efficacité mais qui offense l'idée même de « volonté générale ».
Les démocraties occidentales ont peu à peu appris à prendre leurs distances avec cette représentation utopique de la délibération parlementaire. Sous diverses influences, dont celle de Marx, nous avons dû reconnaître que la politique relevait de la polémique autant que de la maïeutique et que, malgré la prohibition du mandat impératif, les élus étaient moins les représentants d’une entité aussi abstraite et indiscernable que le Peuple ou la Nation que ceux d’électeurs en chair et en os, inscrits dans la société réelle et exprimant par leur vote des craintes et des espérances concrètes dont les parlementaires ne sauraient faire fi sous peine de ne pas être réélus Nous avons reconnu que ce qui faisait la spécificité du jeu politique, c’était moins l’émergence organisée d’une vérité partagée entre tous qu’une confrontation de valeurs, d’intérêts, de partis et de personnalités entre lesquels le droit de suffrage permet de choisir : égalité contre liberté, ouvrier contre bourgeois, gauche contre droite, Hollande contre Sarkozy. Bref, nous avons fait voir en éclat le mythe de la Volonté générale. Ce qui domine la vie publique, c’est moins l’infusion délibérative que la compétition des équipes, moins l’osmose des réflexions que l’arbitrage entre les options. Pierre Mendès France avait parfaitement formulé la chose avec son célèbre : « gouverner, c’est choisir ». Choisir une ligne contre une autre ligne, un camp contre un autre camp, une équipe contre une autre équipe. A la différence de l’école de la représentation, l’école de la sélection fait la part belle à la fonction gouvernementale. Du coup, le mode de scrutin n’a pas pour objet de photographier une France composite mais de lui donner des dirigeants, de nommer à sa tête, c’est-à-dire à l’Assemblée et au gouvernement, une majorité cohérente et un ministère solidaire.
Est-ce à dire que la fonction de représentation a perdu toute raison d’être à la rude école de la sélection ? Certainement pas. Mais elle a changé de nature : il ne s’agit plus d’installer à l’Assemblée une représentation des sensibilités exactement proportionnée à leurs forces respectives au sein du corps électoral, mais de permettre à l’opposition, ou plutôt aux oppositions, de faire pleinement leur travail de contrôle, de critique et de proposition, et de concourir ainsi en continu à la préparation d’une éventuelle alternance. Compte tenu de la diversité et de la complexité des tâches impliquées par l’exercice de ces fonctions, il convient que chacune des forces politiques qui comptent dans l’opinion soit assez solidement représentée au Palais Bourbon pour y faire le travail que les électeurs sont en droit d’attendre d’un candidat à l’alternance. On voit que les deux fonctions du processus électoral et politique de mise en place d’un parlement et d’un gouvernement, les fonctions de représentation et de sélection doivent être, l’une et l’autre, prises en compte. Aucune des deux ne peut sans menacer soit l’efficacité soit la démocratie être sacrifiée à l'autre.
Tel est le premier principe qui s’impose au réformateur de la loi électorale, et qui s’impose d’autant plus à lui que le scrutin uninominal à deux tours en vigueur en France ne satisfait que très imparfaitement à cette double exigence de représentativité et d’efficacité. Notre conviction rejoint ici celle des auteurs du rapport « Refaire la démocratie » : notre loi électorale doit être changée. Elle doit l’être pour deux raisons principales : elle assure une représentation de moins en moins équitable des sensibilités politiques réelles du pays ; elle n’offre pas aux gouvernements issus des élections législatives une assise politique suffisamment large et cohérente pour mener les politiques de réforme nécessaires et répondre aux grands défis auxquels la France est confrontée, même lorsqu’ils peuvent s’appuyer sur de prétendues majorités parlementaires.
Il n’est pas nécessaire d’argumenter longuement sur le déficit actuel de représentation. Aujourd’hui, avec le mode de scrutin majoritaire à deux tours, ni la gauche radicale, ni la droite radicale, ni le mouvement écologiste ni le centrisme autonome ne sont représentés équitablement. En 2017, près de la moitié des électeurs pourraient être ainsi pratiquement interdits de représentation parlementaire. Une telle injustice ne peut qu’affaiblir la légitimité de notre système politique. Jusqu’ici, la bipolarisation gauche/droite des forces politiques, suscitée par les institutions et parachevée dans les années soixante-dix, assurait largement la représentation des électeurs. Or cette bipolarisation s’est nettement affaiblie. La fin de l’Union de la gauche, d’un côté, et les progrès du Front national, de l’autre, ne permettent plus ni à la gauche ni à la droite, comme ensembles englobants, de représenter à l’Assemblée nationale une part suffisante de l’électorat. L’éclatement de notre système partisan crée une disproportion croissante entre les suffrages obtenus par les deux grands partis de gouvernement et leur représentation parlementaire. Ainsi, les projections en sièges réalisées par les instituts de sondage pour 2017 montrent que l’UMP-Républicains pourrait, avec à peine plus d’un quart des suffrages exprimés, obtenir près des quatre cinquièmes des sièges à l’Assemblée et, avec le PS, près de 90% des sièges avec moins de 50% des voix. Admettons que cette disproportion pose problème !
Les partisans du mode de scrutin actuel plaident l’efficacité. Suffit-il pour autant de disposer d’une majorité arithmétique à l’Assemblée pour garantir aujourd’hui cette efficacité ? On peut sérieusement en douter. Le paysage partisan français est désormais structuré aujourd’hui par un double clivage dont les axes sont orthogonaux. Le premier clivage est le clivage gauche/droite. Le mode de scrutin joue dans le sens de sa conservation, interdisant toute coalition entre les deux grands partis de gouvernement. Le second clivage est le clivage modérés/radicaux qui oppose à gauche le PS au Front de Gauche et à la majorité des écologistes et à droite l’UMP (Républicains)-UDI au Front national. Il ôte aux concepts de gauche et de droite une part essentielle de leur signification et donc de leur efficacité dans la formation des coalitions gouvernementales. Il permet, certes, aux deux partis de gouvernement de marginaliser les partis radicaux, et notamment, au grand parti gouvernemental de droite de l’emporter dans la plupart des circonscriptions au second tour contre le Front national. Les effets de ce double clivage ont cependant pour conséquence un isolement de moins en moins splendide des grands partis de gouvernement quand ils sont au pouvoir alors qu’ils représentent une part relativement faible de l’électorat. Or, alors que des réformes importantes sont nécessaires pour assurer l’avenir de notre pays, gouverner avec un tiers des voix n’est pas satisfaisant. Le parti au pouvoir subit en effet la double opposition des partis situés sur le pôle radical du clivage modérés/radicaux et des partis situé sur le pôle opposé du clivage gauche/droite. Cette double opposition représente un handicap majeur pour un gouvernement confronté aux enjeux de la modernisation du pays.
Dans la mesure où les divisions de la gauche et de la droite ne paraissent pas pouvoir, à court et moyen terme, redonner à la bipolarisation traditionnelle sa capacité à organiser des coalitions gouvernementales, le mode de scrutin actuel a perdu une part importante de ses avantages historiques et n’a d’autre effet que de rendre impossible la conjonction et l’action commune de tous ceux qui se rejoignent sur les sujets primordiaux que sont l’économie de marché, l’Europe et la société ouverte. Sans doute est-il sain d’obliger des gens de sensibilités différentes à passer d’honnêtes compromis mais à la condition de ne pas interdire aux uns et aux autres de se présenter aux électeurs sous leur propre bannière. C’est en retrouvant le droit d’être ce qu’ils sont que les partis politiques peuvent espérer retrouver la confiance des citoyens. Les alliances artificielles imposées par le mode de scrutin ont pour effet de biaiser tous les débats sur l’avenir du pays et d’enfermer le personnel politique dans le monde sournois des arrière-pensées, des lieux communs et des restrictions mentales. Là est l’effet pervers massif d’un scrutin bipolarisant plaqué sur une société politique quadripartite.
Le mode de scrutin empêche la fluidité du système partisan et pousse les partis, à gauche comme à droite, à favoriser un clivage devenu gouvernementalement inopérant. A gauche, il alimente l’éternelle tentation de reconstituer une union de la gauche qui ne peut déboucher sur une véritable alliance sans remettre en cause les politiques modérées et européennes dans lesquelles est engagé le gouvernement socialiste. A droite, il écartèle « les Républicains » entre une alliance interdite avec le Front national et une complaisance irrésistible à l’égard de thèmes et d’idées qui mettent en péril un engagement libéral et européen par ailleurs irrécusable.
La réforme du mode de scrutin législatif est devenue un impératif catégorique. Encore faut-il pour qu’elle réponde à une double exigence de démocratie et d’efficacité, aujourd’hui bien malmenée, qu’elle prenne en compte les contraintes du système institutionnel un peu baroque que le général de Gaulle a donné à la France et que nos compatriotes ne semblent pas disposés à passer par profits et pertes. C’est dans cet esprit que nous entendons dans les prochains jours poursuivre notre réflexion.
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