Il était une fois dans l’Est… la sur-spécialisation des travailleurs edit
Il était une fois deux pays très différents, la Pologne et l’Estonie, qui après avoir vécu 40 années de liberté réprimée, voulaient accéder à l’Union Européenne. Cette histoire se passe dans les années 1990. Les deux pays avaient en commun une méfiance de leur grand voisin la Russie. Pour le reste, ils différaient profondément. La Pologne était un grand pays à l’économie relativement fermée, au marché du travail rigide et dans lequel les réformes furent plutôt lentes à se mettre en place, tandis que l’Estonie était une petite économie ouverte qui avait choisi l’ouverture radicale au commerce, des taxes faibles et un marché du travail très peu protecteur.
En 1998, au moment de l’annonce officielle de l’élargissement de l’Union qui aurait lieu six ans plus tard, ces deux pays avaient malgré ces différences des taux de chômage très comparables, autour de 10% de la population active. Mais il leur fallait d’urgence se préparer au choc de l’adhésion et à tout ce que cela impliquait en termes de recomposition du tissu industriel : le commerce international vers l’Ouest allait s’intensifier, celui vers l’Est allait continuer à décliner. Les conséquences sur le marché du travail furent immédiates : en l’espace de deux ans, le taux de chômage augmenta de 3 à 5 points sur chacun des marchés du travail, la crise russe de 1998 accélérant et amplifiant le processus de transition. Mais fin 2003, les deux pays avaient totalement divergé : le taux de chômage était revenu sous 10% en Estonie, il était au-dessus de 19% en Pologne. En août 2006, selon Eurostat, l’Estonie était même parvenue à un impressionnant taux de 4,2% alors qu’il était encore de 15% en Pologne.
La différence de dynamique est impressionnante, et contient des leçons pour la France. La première raison qui vient à l’esprit pour rendre compte du succès de l’Estonie est la flexibilité de son marché du travail : la détermination des salaires n’est pas entravée par des conventions collectives contrairement à la Pologne, le coût d’un licenciement est limité à quatre mois de salaire au maximum avec un préavis de deux mois, les allocations de chômage sont en moyenne de 32% du salaire précédent, leur durée est limitée à six mois suivie d’un programme d’assistance limité. Dans toutes ces dimensions, la Pologne a un marché du travail beaucoup plus régulé qui, selon l’OCDE, s’établit dans la moyenne de l’Europe des 15, en dépit de réformes récentes.
Mais il serait réducteur de limiter les différences à la baguette magique de la flexibilité. La grande différence, peut-être la différence essentielle, est que la Pologne a conservé un stock très important de travailleurs spécialisés, c’est-à-dire formés dans des « vocational schools », en général des établissements techniques : ils représentent les deux tiers de la force de travail, alors que cette proportion n’est que d’un tiers en Estonie. Bien sûr, la spécialisation a du bon : les données d’enquête indiquent que les travailleurs munis de ces diplômes ont de meilleurs salaires que des travailleurs issus d’une formation généraliste et à nombre d’années d’étude comparable, du moins avant une perte d’emploi. En revanche, ils souffrent davantage de la turbulence économique : ils subissent des décotes salariales plus importantes après un licenciement, ils restent nettement plus longtemps au chômage et lorsqu’ils ont plus de cinquante ans, ont une propension bien plus grande à être incités à partir en préretraite. Malgré un niveau moyen d’éducation important et très comparable, ces deux pays différent en terme d’adaptabilité de leur main d’œuvre alors que précisément l’environnement macroéconomique requerrait des transformations structurelles urgentes.
Paradoxalement, au lieu d’activer les dépenses d’indemnisation, la Pologne a consacré les fonds sociaux à maintenir des allocations élevées et financer les préretraites : en 2002, par manque de ressources, elle ne fournissait une formation qu’à 70 000 chômeurs sur un stock de trois millions, mais finançait presque un million de pensions anticipées. L’Estonie a choisi la stratégie opposée : limiter la compensation des chômeurs à des niveaux très faibles, mais en consacrant des ressources élevées pour les dépenses de formation, ce qu’on appelle l’activation des dépenses liées au chômage.
La logique de cet exemple, c’est qu’en période de changement structurel, on peut toujours tenter d’amortir les chocs par un degré élevé de protection et d’indemnisation passive, mais cela ne règle en rien les problèmes de long terme. Mutatis mutandis, ce qui est vrai pour la Pologne est vrai pour la France, qui vit parfois avec l’illusion dangereuse de pouvoir se maintenir dans tous les secteurs, grâce aussi à des aides très coûteuses que le jeu interministériel consiste à dissimuler à Bruxelles. La solution idéale n’est pas nécessairement un marché du travail flexible pour les employeurs, mais une combinaison de cette flexibilité et des travailleurs adaptables au changement, pourvus d’une éducation initiale suffisamment généraliste et de formations permanentes qui ne soient pas limitées à des micro-secteurs d’activité.
Ce raisonnement conduit à deux implications. D’une part, la remise en cause régulière des politiques de formation des établissements devrait être un principe central : toutes les filières de formation, université comprise, doivent réviser leurs cursus pour voir s’il correspond à une demande sociale et du secteur privé, et dans le cas contraire, redéployer ou fermer ce qui doit l’être, sur une grande échelle si nécessaire.
D’autre part, les leaders politiques doivent jouer un rôle de coordination des anticipations des acteurs, c’est-à-dire ne pas entretenir les illusions mais indiquer l’horizon. A force de rassurer sans crédibilité les travailleurs sur la pérennité de leurs secteurs et de se présenter comme l’indispensable rempart à la mondialisation, on ne les incite pas à chercher le plus tôt possible de nouveaux débouchés. Il y a une scène frappante et émouvante de l’excellent film Primary Colors dans laquelle John Travolta s’adresse aux travailleurs anxieux d’une usine en difficulté. En substance, il leur explique sincèrement qu’il ne peut pas leur promettre qu’ils garderont leurs emplois, mais qu’en revanche, s’il est élu, il débloquera les crédits pour leur assurer une formation et un accès à des emplois mieux payés.
Le nouveau deal social qui pourrait surgir après la présidentielle pourrait s’inspirer de cette démarche. Elle implique de combattre avec vigueur le syndicalisme d’arrière-garde qui entretient les illusions avec le soutien implicite du patronat qui encaisse les aides, et d'utiliser ces ressources pour assurer les reconversions, en s’appuyant sur les collectivités locales qui font preuve d’imagination. Cela se fait déjà en France, mais lentement, avec des ressources dispersées ou bloquées par d’autres dépenses inutiles, et surtout avec un discours politique illisible. Pendant ce temps, d’autres pays sont au plein emploi.
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