La course déprimante à la compétitivité edit
Depuis 2000, l'Allemagne fait tout pour réduire le coût du travail. Réforme de la protection sociale, réforme de l'allocation chômage, réforme du marché du travail avec l'introduction des mini-jobs, marginalisation des accords de branches dans les négociations salariales, politiques budgétaires restrictives et, malgré cela, réductions d’impôts pour les sociétés. La nouvelle division du travail entre les vieux pays de l'euroland et les anciens de l'est contribue à alimenter, particulièrement en Allemagne, la pression concurrentielle.
Le résultat est remarquable : depuis 2000, les salaires réels dans le secteur privé ont été réduits de 2,8% en Allemagne, alors qu’ils ont augmenté de plus de 8% en France et de plus de 14% au Royaume-Uni. Elle impose ses produits et regagne des marchés. Son excédent commercial (hors pétrole) a enfin battu les records de la fin des années 1980, à plus de 5 points de PIB allemand ! Cet excédent est bien lié à une compétitivité retrouvée, le différentiel de conjoncture n’expliquant guère plus d’un demi point de solde extérieur.
Seules ombres dans ce tableau, sa croissance est en berne, le chômage a augmenté, le déficit public s’est creusé. Autrefois locomotive de l’Europe, l’Allemagne est un boulet, avec une performance moins bonne que la moyenne. Comment concilier succès à l’exportation indéniable et grande déception en terme de croissance ?
La théorie dominante est que l’Allemagne s’est engagée tardivement dans les réformes structurelles de tout ce qui entrave son économie, des dés-incitations au travail et à l’innovation en passant par les rigidités du marché du travail ou des biens. Faible productivité, faible participation, chômage élevé, marges de manœuvres budgétaires consommées, elle était condamnée au déclin comme ses partenaires de la zone euro. A cette explication consensuelle répond une solution presque aussi consensuelle : une bonne dose de flexibilité, une baisse des taux marginaux d’imposition, un peu plus de concurrence et voilà la croissance libérée.
Cinq années de réformes n’ont pas produit le résultat attendu, bien qu’elles aient produit un résultat : le made in Germany se vend. La sclérose productive a été vaincue, mais de croissance, point.
Ce mystère est bien banal. Même si Keynes est mort depuis longtemps, nous ne sommes pas dans le long terme. Or, la théorie dominante ne nous dit pas grand-chose de bon pour le court terme. Mais surtout elle ne nous dit pas grand-chose sur la durée du court terme.
Regardons donc le court terme et la réalité. Depuis 2000, l’Allemagne a gagné 6 points de compétitivité sur le Royaume-Uni, 8 sur la France, 15 sur l’Italie et l’Espagne. Le commerce extérieur de l’Allemagne est flamboyant ; celui de ses voisins un peu moins. Sa demande interne éteinte.
Osons un diagnostic un peu plus keynésien : sous couvert d’une réforme en profondeur du système allemand (sans doute nécessaire par ailleurs), les Allemands ont pratiqué depuis 2000 une politique de désinflation compétitive, comme les Français en leur temps. La réduction des coûts s’est faite par la compression des salaires et, contrairement à des gains de productivité issus d’innovations, cette stratégie a comprimé la demande intérieure. Cette compression des coûts s’est appuyée sur une déformation sans précédent de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Sans perspectives de salaires, sans perspectives d’emploi, les Allemands, déjà privés de revenus, ont épargné un peu plus.
C’est ainsi que la vague de réformes a produit son effet sur l’économie allemande, comme une dévaluation. Perte de pouvoir d’achat du consommateur salarié, gains de compétitivité. Dans le long terme des différences sensibles se feront jour, peut-être et en tout cas, si nous ne sommes pas morts d’ici là, mais dans le court-terme la compétitivité de l’Allemagne a été boostée au détriment de la demande intérieure, accumulant des excédents commerciaux vis-à-vis du reste du monde, pendant que l’Espagne, l’Italie et la France ont vu leur balance commerciale se dégrader. Les 130 milliards de sacrifice salarial allemand ont produit 125 milliards d’excédent allemands. Mais ces excédents ont été réalisés aux trois quarts sur les voisins les plus proches : l’Italie, la France et l’Espagne ont vu leur déficit commercial progresser de 104 milliards.
C’est là que la course à l’échalote s’enclenche. Après l’Allemagne et devant la situation préoccupante de leur position compétitive, l’Espagne, la France et l’Italie vont à leur tour se lancer dans la recherche de la compétitivité par les coûts. Réformes du marché du travail, TVA sociale, baisses de charges, tout sera bon. Le diagnostic sera unanime : nos économies souffrent d’un problème d’offre, elles ne sont plus assez compétitives. Tels des lemmings ou des moutons de Panurge, suivant l’Allemagne qui court devant, les pays européens se jetteront dans le gouffre.
A l’échelle de l’Europe, le gain de compétitivité par les coûts ne fonctionne pas pour produire la croissance. Les 130 milliards sacrifiés sur l’autel de la compétitivité par les salariés allemands n’ont apporté que 30 milliards d’excédent commercial à la zone euro. Pas de quoi justifier que l’on jette par la fenêtre un modèle social. Ni que l’on rogne sur les budgets d’éducation ou de recherche. Leurs rendements doivent sans difficulté dépasser celui d’une politique de compétitivité externe, même à la longue.
L’Allemagne n’est pour rien dans ce funeste processus. Elle ne s’est pas engagée la première dans ce jeu non coopératif et ne sera pas la dernière. Les gouvernements européens ont de moins en moins la maîtrise de leur croissance, parce que la mondialisation a rendu les vieux ressorts inefficaces et que les nouveaux sont figés dans la construction européenne. L’Europe s’est avérée impuissante à réguler le choc de l’après 2000, comme il est évident quand on la compare aux Etats-Unis. Dès lors, pressés de résoudre les questions lancinantes du chômage, des déficits publics ou sociaux, les gouvernements européens ne peuvent qu’enfourcher la voie de la désinflation compétitive. Qu’elle paraisse dans un premier temps réussir partiellement par une amélioration de la balance courante est un encouragement ; que les résultats s’estompent ensuite parce que les voisins s’y mettent à leur tour ne donnera pas de raisons pour arrêter. Au contraire, il faudra encore plus en profondeur chercher ce qu’il faut réformer.
On peut rêver d’une gouvernance européenne, garante d’une croissance régulée et solide, qui rendrait inutile cette course à l’échalote. Mais ce n’est qu’un rêve bien loin de notre réalité et de nos théories.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)