Il y a pouvoir d'achat et pouvoir d'achat edit
L’impression d'une baisse du pouvoir d’achat, relayée par certains politiques mais démentie par les statistiques, n'est-elle qu’un argument de café du commerce ? Pour mieux la comprendre, et par voie de conséquence pour mieux y répondre, il n’est pas inutile d’affiner la représentation, en distinguant un pouvoir d’achat « disponible » et un pouvoir d’achat « immobilisé ».
Le ministère de l’Emploi vient d'annoncer que le salaire mensuel de base ayant progressé de 2,9 % sur un an et les prix (hors tabac) n’ayant augmenté que de 0,6 %, l'inflation a été limitée à 1,5 % en glissement annuel, ce qui porte le gain de pouvoir d'achat à 1,4 point. D’où vient alors l’impression largement partagée d’une érosion continue ?
La réforme de la loi Galland en 2005 a attiré l’attention sur la hausse des prix dans la grande distribution, et on a pu noter par ailleurs que le passage à l’euro avait eu de légers effets inflationnistes, notamment dans les secteurs abrités : le changement de monnaie rend insignifiants des écarts qui, en francs, seraient perçus comme signifiants, ce qui peut induire de petites hausses. Mais comme le remarquait Charles Wyplosz sur Telos, les marchés fonctionnent. Les ménages restent capables de maîtriser les dépenses qu’ils consacrent à ces produits: leurs capacités d’arbitrage perdurent et la concurrence leur permet de tirer leur épingle du jeu, ne serait-ce qu’en optant pour les marques de distributeurs. La mondialisation, enfin, joue ici à leur avantage en leur permettant d’accéder à des produits moins chers.
Cette logique de marché, fondée sur une réelle capacité d’arbitrage, régit l’utilisation de ce que l’on peut nommer le pouvoir d’achat disponible. Or, il ne représente qu’une partie du budget des ménages. Il existe aussi un pouvoir d’achat « immobilisé », une partie peu compressible constituée pour l’essentiel du logement et de l’énergie. Et du fait de la conjonction de plusieurs facteurs, la part de ce pouvoir d’achat immobilisé tend à croître au détriment du pouvoir d’achat disponible.
Le prix de l’eau est le premier de ces éléments, même s’il n’est pas forcément le plus significatif économiquement. Après 10 % de hausse annuelle au début des années 1990, son augmentation n’est plus que de quelques pourcents par an, mais elle reste supérieure à celle du coût de la vie. Les raisons en sont connues : l’élévation des normes de qualité, mais aussi le manque de transparence, le fait qu’il n’y ait jamais eu de service public national de l’eau avec de grandes missions (réserves), l’existence de grandes compagnies vivant sur une économie de rente.
Deuxième élément, l’énergie. L’avantage d’une monnaie forte a certes modéré la facture des importations pétrolières et gazières ; mais l’Etat et les industriels en ont plus profité que le consommateur, qui peut mesurer directement la hausse du prix de l’essence à la pompe. Quant à l’électricité, l’ouverture des marchés n’a pas eu les effets escomptés : les stratégies de conquêtes et d’investissements industriels l’ont emporté sur les baisses en direction de consommateurs qui restent relativement captifs. Les anciens opérateurs travaillent à consolider leurs positions par une politique d’achat ambitieuse, les nouveaux opérateurs doivent financer leurs investissements ; tous ont intérêt à ce que les prix augmentent. L’absence de transparence, le côté captif des consommateurs, les logiques de rente font disparaître les effets bénéfiques de la concurrence, la course à la puissance industrielle l’emportant sur la guerre commerciale. Tous s’attachent à développer leur offre mais se montrent en revanche assez peu soucieux de la demande – et ceci dans un contexte où l’Etat a de longue date favorisé une politique du tout électrique.
L’alourdissement du budget « énergie » dans les dépenses des ménages est loin d’être insignifiant économiquement. La part de revenu qu’un ménage consacre à l’eau et à l’énergie est comprise entre 5 et 15 % de son budget, et elle s’élève à proportion de la faiblesse des revenus. Toute augmentation du prix de ces biens a donc un impact immédiat sur les ressources du ménage.
La hausse du prix du logement, autre bien vital, est d’ailleurs probablement un facteur encore plus sensible. En locatif comme en accession à la propriété, c’est entre 25 et 40% du revenu des ménages, quelquefois plus en région parisienne, qui sont consacrés au logement. Or, les statistiques de la Fnaim et de l’Insee font apparaître depuis 10 ans des hausses que les ménages ne peuvent complètement absorber en évitant la mobilité ou en procédant à des arbitrages (changer de quartier, de commune, jouer sur la taille de l’appartement ou la durée de l’emprunt s’ils achètent leur bien) : elles impactent directement leur budget. Notons dans ce cas que la mauvaise régulation du marché tient à des facteurs externes et notamment démographiques (citons l’évolution des structures familiales et récemment des modes de garde dans les familles recomposées), mais aussi à des politiques publiques. Le passage des aides à la pierre aux aides à la personne dans les années 1970 a ainsi mis le marché locatif sous pression en laissant se creuser un déficit durable de logements sociaux, que les différents dispositifs mis en place depuis les années 1990 sont loin d’avoir comblé.
Eau, énergie, logement : pour différentes raisons, on s’aperçoit que le pouvoir d’achat immobilisé, qui représente entre 30 et 55% des revenus des ménages, est marqué quels que soient les postes par une hausse sensible. Ainsi, alors même que le pouvoir d’achat augmente, la part du pouvoir d’achat immobilisé augmente plus vite encore, ce qui peut aboutir pour certains ménages particulièrement vulnérables (une caissière de supermarché employée à 80%, vivant seule avec deux enfants par exemple) non pas seulement à une diminution, mais à une division du pouvoir d’achat disponible.
On comprend vite, dès lors, qu’il est tout aussi vain de s’en prendre à l’euro ou aux cafetiers que de défendre mordicus la thèse d’une augmentation du pouvoir d’achat qui, pour être vraie dans les statistiques, n’en est pas moins inopérante pour décrire la situation d’une bonne partie des ménages. Faut-il rappeler que la proportion de personnes gagnant entre 1 et 1,6 fois le Smic, les plus touchées donc par cette hausse de la part immobilisée de leur pouvoir d’achat, atteint aujourd’hui près de 47 % de la population active, ce qui représente une progression de 10 points sur la dernière décennie ?
Pour près d’une moitié de la population, l’idée d’une augmentation du pouvoir d’achat est ainsi non seulement contre-intuitive, mais tout simplement fausse.
Sans crier à la paupérisation, sans tout attendre non plus de la redistribution, on comprend alors l’importance d’une action publique qui viserait à mieux réguler certains marchés. En matière de politique du logement, notamment, il est urgent de stimuler une offre mieux équilibrée au regard de la demande. Il ne s’agit pas seulement de protéger les consommateurs, mais de rétablir des fondamentaux économiques plus sains, en favorisant en particulier une consommation dont on sait bien qu’elle est l’un des principaux moteurs de la croissance. Il faut souligner à cet égard que la réduction du pouvoir d’achat disponible d’une grande partie de la population n'affecte pas n’importe quel type de consommation : nul besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’elle touche d’abord le monde des services, l’un des plus porteurs en matière de créations d’emploi.
Résumons : il existe bien en France un problème de pouvoir d’achat, directement lié à la mauvaise régulation de certains marchés spécifiques (logement, énergie, eau) dont on notera au passage qu’ils ne sont pas tous impactés par la mondialisation ; ce problème affecte particulièrement la consommation de services, la plus porteuse de croissance ; des politiques publiques appropriées, visant à réguler ces secteurs que d’autres politiques publiques ont parfois contribué à déréguler, sont non seulement possibles mais nécessaires.
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