Pour une «accountability» à la française edit
« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Malgré l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’omerta règne encore trop souvent dans les institutions et l’administration française quand il s’agit de débordements individuels (bizutage, harcèlement) ou collectifs (bavures, « violences policières »). Si la victime ne porte pas plainte au pénal, l’institution va le plus souvent chercher à minimiser ou enterrer l’affaire, avec peu ou pas de sanctions disciplinaires, pour ne pas faire de vagues. Même en cas de plaintes au pénal, l’institution va laisser la justice se débrouiller, et trop souvent traîner des pieds pour ne pas collaborer à l’enquête. On a même vu des policiers manifester en uniforme contre la sanction de bavures pourtant avérées.
Il y a en France un certain fétichisme pour le droit pénal. Pour chaque injustice, chaque comportement déviant, il faudrait saisir la justice pénale qui prononcerait une sanction après un examen approfondi. Dans le domaine du harcèlement sexuel par exemple, les plaintes au pénal se sont multipliées depuis la vague MeToo, et le gouvernement a encore renforcé l’arsenal législatif en créant de nouveaux délits. Malheureusement, le droit pénal ne peut pas être la réponse à tout. Les moyens de la justice ne sont pas illimités, les procédures sont longues, et la charge de la preuve est particulièrement exigeante lorsqu’il s’agit de condamner quelqu’un à de la prison. De plus, si les peines maximales sont souvent élevées pour différents délits, les peines prononcées sont souvent faibles, et en général avec sursis. Pour la victime, attendre des années avant de voir l’agresseur condamné à du sursis simple, ce n’est pas satisfaisant : sauf récidive, l’agresseur ne souffrira guère pour ce qu’il a fait. Par contraste, c’est ce qui fait la force des sanctions disciplinaires, et leur utilité pour lutter contre ces fléaux au travail. La sanction peut être ferme, individualisée et rapide, et protéger le bon fonctionnement de l’institution. Certes la présomption d’innocence est moins forte en matière disciplinaire, mais l’accusé n’y risque pas la prison. Entre le risque d’une sanction disciplinaire ou d’un licenciement injustifié, et le bon fonctionnement d’une entreprise ou de l’administration, le droit disciplinaire permet un bon équilibre.
Mais les Français se méfient des sanctions administratives, symboles du pouvoir du « petit chef ». La peur du chômage est telle qu’on ne veut l’imposer à personne, même coupable. Pour un manager, il est beaucoup plus facile de minimiser l’affaire que de chercher à démêler le vrai du faux, sanctionner un collaborateur, et admettre qu’il y a un dysfonctionnement dans son équipe. Si les faits semblent graves, il est tentant de refiler la patate chaude à la justice pénale, à sa hiérarchie ou à l’inspection générale du ministère. Même les juges, quand ils prononcent une sanction pénale, dispensent parfois d’inscription au casier judiciaire, pour ne pas que le coupable soit « puni deux fois » avec une révocation. Les justices disciplinaire et pénale jouent alors un tango dangereux où chacune se montre clémente, croyant laisser à l’autre le sale boulot. Il faut pourtant rappeler que cette deuxième peine est là pour protéger l’administration et les usagers d’un fonctionnaire inapte à exercer ses missions.
La hiérarchie, jusqu’au plus haut échelon, va elle aussi chercher à éviter les vagues. Même les services d’inspection ne sont pas indépendants, ils dépendent hiérarchiquement du ministre. Sous la pression des syndicats ou de l’esprit de corps de l’institution, le ministre n’a lui non plus aucune envie de secouer le prunier. Parfois, il demandera de faire un exemple, mais souvent on laisse l’affaire se tasser. De plus, pour prononcer une sanction lourde, la hiérarchie ou le ministre doivent au préalable réunir une commission paritaire où les syndicats pèsent la moitié des voix. Que l’accusé soit syndiqué ou non, il est humain pour les syndicalistes de chercher à minorer les sanctions. L’avis de cette commission paritaire n’est que consultatif, mais il est rare de passer outre : ce serait une déclaration de guerre. Le résultat de tout cela, c’est une véritable omerta : l’institution va cacher, minorer, minimiser à toutes les étapes. En reprochant même parfois à la victime de « salir l’honneur de l’institution ». Terrible inversion logique où c’est la victime qui devient coupable, comme avec Dreyfus ou avec la pédophilie dans l’Église, quand il fallait que la victime se taise afin de préserver l’honneur de l’Armée ou de l’Église.
Comment briser l’omerta ? Comment libérer la parole dans ces « grandes muettes » que sont les différentes institutions ? Par la transparence. Il ne suffit pas d’affirmer que les dérives sont rares et toujours sanctionnées, il faut le prouver. C’est la seule façon de rétablir la confiance avec le citoyen. Un autre avantage, c’est la vertu pédagogique et dissuasive pour tous les autres agents ou employés. Chaque administration ou chaque inspection générale devrait faire un rapport annuel des fautes lourdes qu’elle a eu à juger. Pas besoin de jeter des noms en pâture, il suffit de décrire les faits de façon anonyme, et les sanctions qu’ils ont entrainées. Et si des accusations sont jugées insuffisantes ou peu crédibles, il faudra assumer : le rapport expliquera la motivation et la logique du raisonnement. Après tout, c’est déjà ce que fait la justice, en publiant des arrêts anonymisés accessibles en ligne. N’importe quel citoyen ou journaliste pourra constater directement si une sanction semble appropriée par rapport aux faits. Publicité et transparence feront contrepoids naturel à la tendance à l’omerta. On pourrait aussi envisager la présence, dans ces inspections et ces commissions de discipline, de magistrats et d’avocats indépendants, moins enclins à l’esprit de corps et à la défense de l’institution. Cela serait une vraie mise en pratique de l’article 15 de la DDHC, avec une administration responsable de ses agents, non seulement devant la justice, mais surtout devant l’opinion, c’est-à-dire la société.
Octroyer une vraie indépendance hiérarchique aux services d’inspection, comme cela se fait ailleurs (par exemple, l’Independent Office for Police Conduct en Angleterre) est un premier pas indispensable. Il faut aussi que les ministres acceptent parfois de critiquer leurs agents quand c’est nécessaire, au lieu d’un réflexe pavlovien de défense corporatiste. Dans un discours célèbre de 2014 devant la fédération des policiers, Theresa May, alors ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni, avait été extrêmement critique : « Face aux récents scandales, se cacher derrière « des cas isolés » ne suffit pas. Seule une minorité de policiers pose problème, mais c’est un vrai problème, qu’il faut régler. Selon un récent sondage, seulement 42% des jeunes noirs d’origine antillaise ont confiance dans la police. Ce n’est pas tenable. » Enfin, la presse a également un rôle à jouer. Dans les médias anglo-saxons, lorsque telle ou telle institution publique est critiquée, l’article laisse presque toujours un porte-parole défendre, justifier ou nier les faits dénoncés. C’est très sain car c’est aussi une forme d’accountability, mais c’est encore rare en France : l’institution fait souvent l’autruche, ou les journalistes ne cherchent pas à l’interroger. C’est à l’administration de communiquer elle-même, pas uniquement au ministre invité des matinales.
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