Quelles pistes d’aménagement de la réforme des retraites? edit

8 octobre 2024

Le nouveau Premier ministre Michel Barnier a annoncé vouloir discuter avec les partenaires sociaux d’une « amélioration » de la réforme des retraites du printemps 2023. La majorité des syndicats souhaitent abroger la réforme Borne, ou au moins geler son application. Mais alors que le gouvernement doit trouver 60 milliards d’économies et hausses d’impôts pour l’année prochaine, il serait irresponsable de dépenser plus dans les retraites. Les cotisations retraite sont déjà trop lourdes pour être à nouveau augmentées, et le déficit public trop élevé pour que l’État finance de nouveaux « transferts de solidarité » visant à masquer le déficit des régimes de retraite et leur permettre de continuer à dépenser. Tout impôt nouveau ou baisse de dépenses devrait être fléché vers la réduction du déficit public, et non une hausse des dépenses de retraites[1]. À moins de financer un gel de la réforme Borne par un gel durable des pensions de retraite, le gouvernement est donc réduit à choisir entre quelques aménagements ciblés, ou une refonte un peu plus large mais à budget constant. Le gouvernement semble pour l’instant s’orienter vers la distribution d’avantages catégoriels : la presse évoque des « pistes d’aménagement » pour les carrières longues, les femmes et la pénibilité. 

La boîte de Pandore des carrières longues

Depuis bientôt vingt ans, le dispositif carrières longues a été l’outil privilégié pour obtenir l’accord des syndicats (surtout la CFDT) et neutraliser la hausse de l’âge légal pour une fraction de la population. Initialement, ce dispositif avait été introduit par la réforme Fillon de 2003, en échange d’une hausse de la durée de cotisation pour les fonctionnaires et les salariés. Il fallait avoir commencé jeune et avoir cotisé deux ans de plus que la durée d’assurance de droit commun pour partir entre deux et quatre ans avant l’âge légal. Avec la réforme de 2010, ce dispositif avait été préservé, mais globalement décalé de deux ans comme l’âge légal. La particularité était que seuls étaient pris en compte les trimestres cotisés et certains autres trimestres assimilés (service militaire, bonifications pour enfants, parent au foyer…). Ce dispositif était présenté comme une compensation indirecte de la pénibilité, et avait tendance à remplacer certains dispositifs de pré-retraite abolis au cours des années 2000. Le fait qu’il bénéficie avant tout aux assurés ayant fait des carrières linéaires dans des grandes entreprises et constituant le gros des effectifs des syndicats, n’était évidemment pas un hasard, dans une logique catégorielle.

Mais ce dispositif a été encore dévoyé depuis 2012. Alors qu’il fallait précédemment avoir plus d’années que la durée normale pour en bénéficier, François Hollande a aligné cette durée de cotisation requise sur la durée d’assurance requise (DAR) pour des départs à 60 ans. De facto, une fraction assez large de la population s’est retrouvée protégée de la hausse de l’âge légal prévue par la réforme Woerth de 2010 ; on a « rendu la retraite à 60 ans » à un quart des actifs du privé, qui souvent n’avaient pas eu les métiers les plus pénibles et dont l’espérance de vie n’était pas dégradée[2]. On peut être cynique et considérer que ces aménagements catégoriels étaient la condition pour faire accepter la hausse de l’âge légal au reste de la population, mais il devient difficile à justifier que quelqu’un atteignant 168 trimestres à 60 ans ou à 67 ans doive avoir la même pension, si le premier peut globalement passer 5 à 7 ans de plus en retraite. Alors que le projet initial de 2023 prévoyait déjà des aménagements pour les carrières longues, le texte a été rendu encore plus généreux sous la pression d’une partie de la droite « sociale », et l’idée que toute personne ayant fait ses années puisse partir – quel que soit son âge – s’est renforcée.

On peut donc être surpris à l’idée d’assouplir encore le dispositif carrières longues. La réforme de 2023 a permis de prendre en compte comme des trimestres validés (mais pas cotisés et ne comptant pas pour les carrières longues) les périodes de stage, de volontariat ou de travaux d’utilité collective (TUC), que de nombreux actifs ont effectuées dans les années 1980. Ils souhaiteraient donc que ces périodes leur donnent aussi droit au dispositif carrières longues, même si elles n’avaient pas donné lieu à cotisation. Cela illustre un des dangers lorsque l’on distribue des avantages catégoriels sans limitation de durée : si à leur création ils ont pu cibler une fraction précise de la population, la composition de la population et ses parcours de carrière évoluent, et les dispositifs finissent par devenir inadaptés. Mais prendre en compte complètement ces débuts de carrière non cotisés, outre son coût, reviendrait à ouvrir encore davantage la boîte de Pandore des carrières longues et neutraliser l’effet de la réforme. Ou alors il faut réduire en échange les avantages donnés aux autres carrières longues. Par exemple, au lieu d’exiger 43 années cotisées pour partir en carrière longues, on pourrait exiger 44 années validées dont 42 cotisées, ou 45 années validées dont 40 cotisées. Ce qui permettrait de retrouver la logique initiale : partir plus tôt parce qu’on a cotisé plus longtemps, pas seulement en ayant commencé tôt.

Que faire pour les femmes ?

C’est une antienne abondamment répétée : la réforme de 2023 pénaliserait les femmes. Dans les faits, c’est quand même plus ambigu que cela, et il faut bien noter qu’une réforme tournée uniquement sur une augmentation de durée d’assurance requise (à quarante-quatre ou quarante-cinq ans) aurait bien davantage pénalisé les femmes. Si les femmes sont pénalisées, c’est en grande partie la conséquence du choix, depuis trois décennies, de jouer davantage sur la durée que sur l’âge, et de favoriser les carrières longues cotisées, ce qui défavorise souvent les femmes. Selon l’étude d’impact de la réforme de 2023, les femmes travailleront en moyenne neuf mois de plus (pour la génération 1972) et huit mois (pour la génération 1980), contre cinq et quatre mois pour les hommes. Mais outre le fait que cela diminuera – sans le combler complètement – l’écart d’âge de liquidation dont bénéficient les femmes actuellement (malgré une espérance de vie bien supérieure), il faut bien constater que cette « pénalisation » des femmes n’est que le contrecoup d’une trop forte générosité envers les carrières longues, qui seront justement protégées en partie contre la hausse de l’âge légal.

La réforme permet déjà une meilleure prise en compte (mais toujours très partielle) des bonifications familiales et des congés parentaux dans le calcul des années cotisées pour être éligible aux carrières longues. Comme pour les stagiaires et emplois aidés mentionnés plus haut, on ne peut pas les prendre encore davantage en compte, à moins de resserrer le dispositif pour les autres carrières longues, en demandant à tous une durée d’assurance supérieure à la normale, et sans invoquer la pénibilité et une espérance de vie dégradée, encore moins valable pour les femmes que pour les carrières longues.

La question du minimum contributif illustre aussi l’impact ambigu de la réforme sur les femmes. Le minimum contributif (MiCo) offre une retraite minimale aux personnes ayant atteint le taux plein (par l’âge ou la durée d’assurance). Pour ceux ayant cotisé au moins 120 trimestres, ce montant est majoré. La réforme de 2023 a augmenté de 25 € mensuels le MiCo et de 100 € le MiCo majoré. Cette hausse bénéficie d’abord aux femmes, puisqu’elles sont plus nombreuses à avoir cotisé sur de faibles salaires, par exemple à temps partiel. Mais comme seuls les trimestres cotisés permettent d’atteindre les 120 trimestres du MiCo majoré, les bonifications pour enfants et les périodes de congé parental n’y donnent pas droit. De plus, le montant du MiCo, majoré ou non, reste théorique et proratisé en fonction de la durée d’assurance. Une femme ayant 126 trimestres au lieu de 168 trimestres à 67 ans est éligible au MiCo majoré, mais n’en touche que 75% (126/168 = 0,75). La réforme bénéficie donc pleinement aux femmes ayant travaillé à temps partiel avec peu d’interruptions, et moins à celles qui ont interrompu leur carrière sans veiller à bénéficier de l’assurance vieillesse des parents au foyer. Il est un peu fallacieux de dire que cette réforme du MiCo pénalise les femmes : certaines en bénéficient moins qu’annoncé, mais cela ne crée pas de perdantes. Pourrait-on faire un geste supplémentaire ? Peut-être peut-on calculer le MiCo sur 140 ou 160 trimestres et ainsi moins pénaliser les carrières incomplètes. Ainsi, l’assurée n’ayant pas 168 trimestres devrait atteindre 67 ans, mais elle aurait un MiCo plein à ce moment-là en ayant cotisé trente-cinq ou quarante ans.

D’un autre côté, ces trous de carrière ont le plus souvent été la conséquence d’une vie de couple, avec un conjoint gagnant parfois très bien sa vie. Si l’on voulait aussi prendre en compte les interruptions familiales pour le calcul du MiCo majoré, peut-être faudrait-il en restreindre le bénéfice aux mères isolées ou divorcées ou le moduler selon les revenus du foyer.

La pénibilité

Certains emplois sont plus pénibles que d’autres, ce qui a des conséquences notables sur la santé en fin de carrière ainsi que l’espérance de vie (et l’espérance de vie en bonne santé). La France est d’ailleurs un assez mauvais élève en Europe, mais la nécessité d’augmenter l’âge de la retraite depuis quinze ans a conduit les gouvernements à s’attaquer à la question de la pénibilité, de différentes façons.

Il y a d’abord un aspect préventif : améliorer la qualité des emplois, suivre la santé des travailleurs, limiter l’exposition à différents facteurs de risques. Mais cela ne joue que pour l’avenir ; que faire pour les personnes qui ont déjà été exposés à ces métiers pénibles ? Le système actuel permet déjà des départs anticipés pour inaptitude au travail et pour incapacité professionnelle. Lorsque le médecin-conseil constate une inaptitude au travail, l’assuré liquide sa pension à taux plein dès 62 ans (et non pas à 64 ans), même sans tous ses trimestres. Et en cas d’incapacité causée par un accident du travail ou une maladie professionnelle, en fonction du taux et de l’exposition à des facteurs de pénibilité, le départ est ouvert dès 60 ans. En ne touchant pas à ces âges, la réforme de 2023 a, à raison, largement protégé les victimes de pénibilité.

Les syndicats pointent cependant que les conséquences d’un métier pénible peuvent ne pas se manifester avant 62 ou 64 ans ; on n’est pas diagnostiqué à temps et on subit ensuite une dégradation accélérée de sa santé. D’où leur préférence pour le compte de prévention de la pénibilité (C2P) : les travailleurs gagnent des points chaque année selon leur exposition à différents facteurs de pénibilité, et peuvent les utiliser pour un départ anticipé avant l’âge légal, même sans inaptitude ou incapacité. La réforme Touraine de 2014 avait introduit dix critères de pénibilité, mais leur mise en œuvre avait été plusieurs fois retardée du fait de sa complexité, et leur nombre fut réduit à six au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Les syndicats souhaitent donc un retour aux dix critères.

Outre la complexité de la mise en œuvre, on peut néanmoins pointer les limites d’un tel système. Que le coût du dispositif soit pris en charge par l’employeur ou par la solidarité nationale, il y a un risque que les salariés s’accommodent d’une pénibilité qui leur donne en échange une forme de compensation, au lieu de négocier une amélioration des postes de travail avec leurs employeurs. De plus, certaines personnes ont la chance de rester en bonne santé malgré un métier pénible : doivent-elles être récompensées par un départ anticipé, ou est-ce le rôle de la négociation salariale dans l’entreprise ou la branche de définir les compensations adaptées ? Le suivi de la santé en fin de carrière, pour identifier au plus tôt l’incapacité à travailler, reste le plus juste.

Partir plus tôt, mais pas à taux plein

Il y a une autre piste si l’on souhaite donner plus de liberté aux assurés avec leur âge de départ : c’est de permettre des départs anticipés en échange d’une pension réduite, avec une décote d’âge. Une personne qui aurait atteint la durée d’assurance (via des périodes cotisées ou des trimestres assimilés) un ou deux ans avant l’âge légal et qui accepterait une pension plus basse pourrait liquider sa pension. Avant 1983, il était possible de partir avant 65 ans, en échange de décotes d’âge importantes. On pourrait aujourd’hui ajouter une décote d’âge à la décote de durée, pour des départs avant 64 ans. La plupart des pays offrent une telle liberté, où le fait de partir plus tôt se paie par une réduction de la pension. On peut fixer la décote d’âge d’une façon actuariellement neutre, pour que la baisse de pension corresponde à la baisse de cotisations retraite et à la durée de vie accrue passée en retraite.

On peut même finasser encore davantage, si les syndicats refusent toute idée d’une décote d’âge pour des personnes ayant tous leurs trimestres mais partant avant l’âge légal. Ce serait de laisser l’individu liquider à taux plein en échange d’un gel de sa pension pendant quelques années. Par exemple, chaque trimestre de retraite anticipé pourrait entraîner une non-revalorisation de la pension pendant un an, dans la limite de quatre trimestres. Partir à 63 ans au lieu de 64 entraineraît donc un gel jusqu’à 67 ans. Au bout de quatre ans (et en supposant une inflation annuelle entre 1 et 2 %), la pension serait donc de 4 à 8% plus basse que si elle avait été revalorisée tous les ans. Mais ce serait un choix laissé aux assurés, et la liberté de pouvoir arbitrer plus facilement entre leur âge de départ et le niveau de vie à la retraite.

Distribuer des avantages à certains pour calmer la colère générale (au risque de devoir en créer encore de nouveaux lors d’une réforme ultérieure inéluctable) ou donner plus de flexibilité à tous – mais sans dépenser plus – voilà les termes possibles d’un aménagement de la réforme pour le gouvernement. Mais, en travaillant plus longtemps, les actifs rapportent plus que les seules cotisations retraite : ils paient aussi d’autres cotisations, des impôts. La réforme des retraites de 2023 ne visait pas seulement à équilibrer le système des retraites, mais aussi à rehausser le taux d’emploi des seniors, qui a progressé mais reste encore faible en France au regard de nos voisins européens. Quel que soit « l’adoucissement » envisagé de la réforme, il ne faudra pas perdre de vue cet objectif.

Telos signale à ses lecteurs la parution début octobre dun livre de Charles Dennery, Réformer (vraiment) les retraites, aux Presses Universitaires de France. 

[1] Le gouvernement Barnier envisage un décalage de six mois pour la revalorisation des pensions (ce qui avait déjà été fait sous François Hollande). Face au RN et à la gauche qui en font un motif de censure, il faut – comme Turgot dans sa fameuse Lettre au Roi de 1774 – comparer le sort des retraités à celui du reste des contribuables : « Il faut, Sire, considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités. »

[2] Patrick Aubert a bien montré l’absence de surmortalité de carrières longues sur le blog de l’IPP (graphique 2b).