Rachat de Suez par Veolia: chronique d’un échec annoncé edit
C’est un chiffre que tout le monde, dans le petit milieu du big business, connaît par cœur. Une donnée de référence, vérifiée par des années de pratique, à tel point qu’avocats et banquiers d’affaires l’apprennent sur les bancs de la fac : un an après leur conclusion, 83 % des opérations de fusion-acquisition échouent à créer la moindre valeur pour les actionnaires.
Selon une fameuse étude publiée par KPMG en 1999, cet incroyable ratio se décompose comme suit : après évaluation, la valeur des actions avait augmenté dans seulement 17 % des cas ; dans 30 % des cas, aucune différence visible n’était à signaler ; et dans 53 % des deals analysés, la valeur des actions avait carrément chuté.
Vous avez bien lu : plus de la moitié des grandes fusions-acquisitions (« fusacs ») font perdre de l’argent aux actionnaires ! Mais alors, pourquoi les entreprises s’obstinent-elles à en faire ?
La réponse ou plutôt les réponses résident le plus souvent dans les (mauvaises) raisons pour lesquelles les fusions-acquisitions naissent dans l’esprit des dirigeants, et pour lesquelles personne n’ose les contredire. Comme on va le voir, elles s’appliquent toutes au projet de rachat de Suez par Veolia.
Premier facteur: personne n’ose contredire les dirigeants
Le premier facteur d’échec réside dans ce qu’on pourrait appeler l’effet d’entraînement que suscite ce genre d’opérations. Une fois le projet lancé en interne, non seulement personne n’a le courage (ni l’intérêt) d’émettre une opinion négative sur l’opportunité envisagée mais surtout, pour les dirigeants, renoncer à un deal majeur est souvent le pire des aveux de faiblesse.
Il est difficile voire impossible d’imaginer la pression qui pèse sur les épaules d’Antoine Frérot depuis l’annonce de l’offensive de Veolia sur Suez. Cette pression explique sans doute ses propos franchement désobligeants à l’attention des dirigeants de Suez ; elle risque surtout de rendre le PDG de Veolia sourd et aveugle à toute contradiction sérieuse. Et pourtant les arguments ne manquent pas…
Derrière une communication policée, des ambitions prédatrices
C’est le deuxième problème : au-delà des efforts de communication qui les entourent, la nature hostile voire prédatrice de la plupart des grandes fusions-acquisitions est la principale raison de leur échec sur le long terme. Stratégiquement, malgré ce qu’on peut lire dans les PowerPoints des banquiers d’affaires, on ne rachète pas son principal concurrent pour « activer des synergies » ou pour « créer un super-champion ». On le rachète soit parce qu’on n’arrive pas à le battre autrement, soit parce que sa faiblesse temporaire crée une opportunité — soit les deux, bien sûr.
Ici encore, c’est exactement ce qui se passe, et c’est pourquoi cette offensive ne présage rien de bon. La seule raison pour laquelle Veolia s’est lancée à la poursuite de Suez, c’est parce que la crise sanitaire et économique lui a ouvert une fenêtre de tir. Veolia comme Suez reposent sur des organisations incroyablement sensibles et complexes ? Aucun problème, « les équipes y ont travaillé tout le mois d’août ». La concurrence sur le marché français de l’eau s’en verrait réduite à néant, créant un risque de sanction juridique ? Pas du tout, « la filière française de Suez sera cédée à un fonds d’investissement ». L’opération risque de perturber les efforts de chacun des groupes dans le cadre de la « relance verte » ? Mais non enfin, « nous allons créer le super champion mondial de la transition écologique ». La machine à éléments de langage tourne à plein régime, toutes les contestations sérieuses sont écartées d’un revers de manche. Mais attention aux lendemains qui déchantent…
La dictature du cost-cutting
L’expérience valide un troisième constat : quels que soient les discours, quelles que soient les projections initiales, les fusions-acquisitions, et particulièrement les plus grandes, coûtent toujours plus cher que prévu. Et donc, mécaniquement, les efforts de réduction des coûts qui s’en suivent sont toujours plus importants que prévu. Surtout en période de récession économique.
À cet égard, le cas Veolia-Suez en offre une illustration parfaite : c’est précisément la crise actuelle, dans laquelle Veolia croit voir une opportunité d’avaler Suez, qui rendra impossible l’intégration des deux groupes sans un maximum de casse sociale — en France bien sûr, mais peut-être aussi à l’étranger. Et c’est cette casse sociale, dans un cercle vicieux aussi ancien que la science économique, que Veolia traînera comme un boulet et qui détruira la valeur escomptée par les actionnaires.
Une fois lancés, ces mega-deals emportent tout sur leur passage, y compris le bon sens le plus élémentaire. C’est précisément pourquoi ils échouent si souvent. On aimerait se tromper, mais il y a fort à parier que les ambitions de Veolia à l’égard de Suez, si elles devaient se concrétiser, subiront le même sort.
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