Sécurité alimentaire et commerce international edit

29 septembre 2017

Alors que la sécurité alimentaire est depuis longtemps reconnue comme un droit humain universel, on déplore toujours 815 millions de personnes sous-alimentées dans le monde en 2016, soit 38 millions de plus qu’en 2015. Cette augmentation récente semble marquer une halte, si ce n’est un renversement de tendance, dans la dynamique des 20 dernières années qui a vu la part de la population mondiale affectée par la faim passer de 17,5% à 11%, alors même que la globalisation qui a soutenu cette dynamique est remise en question.

Historiquement, le commerce international a aidé à réduire l’insécurité alimentaire en connectant les régions structurellement déficitaires aux régions ayant des avantages comparatifs dans l’agriculture. Néanmoins, différentes politiques agricoles tant aux frontières (e.g. droits de douanes) que sur le plan domestique (subventions) ont souvent été des obstacles importants à l’intégration des marchés et des sources de distorsions.

Pour que le commerce agricole bénéficie au plus grand nombre, il faut une coopération internationale. Celle-ci a échoué lors de la création du GATT en 1947 lorsque les questions agricoles ont été exclues de toute discipline internationale. Elles ont été réintégrées 50 ans plus tard avec le succès du Cycle de l’Uruguay Round.

Les échecs de la coopération internationale

Cependant, les échos de cet échec initial ont retenti par deux fois depuis le début du IIIème millénaire : (i) d’abord à l’occasion du Cycle de Doha pour le développement, issu des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), (ii) ensuite au cours de la crise des prix agricoles mondiaux en 2007-2008.

(i) Amorcé en novembre 2001, sur fond de participation élargie (164 membres en juillet 2016), ce cycle se proposait de couvrir un vaste ensemble de sujets : agriculture, industrie, services, propriété intellectuelle... Seize ans plus tard, le Cycle de Doha n’est toujours pas achevé. Un résultat positif pourrait néanmoins se traduire par des gains non négligeables, tant pour les pays en développement que pour les autres : production mondiale accrue de produits alimentaires et industriels, création d’infrastructures commerciales plus adaptées et adoption de procédures douanières plus efficaces dans les pays en développement, réduction des protections tarifaires et des effets de distorsion des aides intérieures, élimination des subventions à l’exportation. Tout cela donnerait lieu à un accès amélioré à des produits alimentaires moins chers et à un plus grand bien-être des consommateurs.

(ii) Les marchés agricoles internationaux ont enregistré une croissance record de certains prix des produits de base en 2007–2008, ainsi qu’en 2011. Nombre de facteurs ont contribué à cette flambée des prix, laquelle a été exacerbée par des politiques commerciales interventionnistes. De nouvelles restrictions aux exportations, une hausse des taxes à l’exportation et la baisse des tarifs douaniers sur les produits agricoles importés n’ont fait qu’aggraver le choc initial sur les prix agricoles mondiaux. Ces instruments politiques sont inadaptés. Il existe des instruments plus directs, tels que les investissements dans l’offre agricole et alimentaire et la recherche-développement, susceptibles d’aider à redresser les difficultés d’approvisionnement, tandis que les transferts monétaires ou en nature peuvent aider les ménages démunis à faire face à la hausse des prix alimentaires.

Dans « Agriculture, Development and the Global Trading System », librement accessible sur le site de l’IFPRI, nous revisitons ces questions en compagnie de 11 auteurs, de manière à proposer une feuille de route concernant les futures négociations et politiques commerciales.

La relance des négociations commerciales multilatérales

L’OMC offre un bien public international, en particulier à travers ses règles qui structurent le commerce international, la consolidation des tarifs à l’importation de ses membres et la procédure de règlement des différends commerciaux.

L’approche multilatérale de la libéralisation commerciale, prônée par l’OMC, demeure l’option la meilleure et la plus inclusive pour l’intégration du commerce à long terme. Un moratoire sur les grands accords commerciaux régionaux serait le bienvenu, en attendant le redémarrage des négociations multilatérales. En effet les accords régionaux et/ou bilatéraux constituent souvent un substitut ou un choix par défaut. Ces accords régionaux comportent souvent de sérieuses limitations : absence de transparence dans les négociations, des règles qui se chevauchent sans pour autant s’harmoniser, des tarifs douaniers par définition discriminatoires, une non-inclusion des subventions nationales dans l’agriculture... De plus, du fait que les exportateurs, au titre des accords commerciaux régionaux, bénéficient d’un accès à des nouveaux marchés, leurs motivations à l’égard d’une négociation multilatérale sont annulées, voire réduites, du fait de l’érosion potentielle des préférences.

Il faut donc relancer les négociations commerciales multilatérales, en déclarant la fin du Round de Doha et en lançant de nouvelles négociations sur des modalités différentes, prenant en compte plus explicitement les contraintes d’économie politique des parties prenantes et leur capacité à absorber les couts d’ajustement de la libéralisation.

Relancer le processus sur des nouvelles bases apparaît fondamental car le paysage a beaucoup changé depuis 2001 : émergence de nouvelles puissances commerciales comme le Brésil, la Chine ou l’Inde ; modification substantielle des politiques agricoles des pays riches au bénéfice de soutiens qui ont moins d’effets distortifs sur le commerce ; montée en puissance du soutien aux agriculteurs dans les pays émergents, notamment en Chine et en Inde, signature de nouveaux accords régionaux, importance croissante des enjeux climatiques.

Un nouveau cycle pourrait prendre les directions suivantes : (i) l’approche plurilatérale ; elle permet de négocier un certain nombre de concessions entre un groupe de pays et ces concessions sont étendues à tous en vertu de la règle de non-discrimination. (ii) Le domaine des négociations pourrait être étendu de façon à autoriser des concessions dans les nouveaux secteurs, tant par les pays développés que par les pays émergents. Par exemple, les pays riches pourraient accepter des réductions ambitieuses des tarifs agricoles, sachant que les négociations commerciales couvrent aussi les services. (iii) Il devrait être possible de mettre en place des paiements internationaux à titre de compensation pour les pays qui ne bénéficient pas de l’accord en question et ainsi, obtenir leur approbation. L’aide au commerce a ainsi été décrite comme un mécanisme de compensation financière au bénéfice des perdants de la négociation.

Les simulations réalisées à l’aide de modèles calibrés sur des données économiques concluent à des gains mondiaux de revenus réels tirés du Doha Round compris entre 93 et 163 milliards de US$ par an[1]. Certains pays perdent à un tel accord commercial, comme le Bangladesh qui perdrait un demi-milliard de US$ par an en revenu réel. Dans cette modélisation, le total des pertes nationales est en-dessous de 3 milliards de US$ par an. Il faut prendre ces chiffres avec prudence. Ce type de modèle peut ne pas identifier toutes les nations perdantes à cette réforme mondiale car il repose sur une agrégation de certains pays en régions du monde. Ces évaluations négligent aussi des mécanismes économiques dynamiques. Notons néanmoins que le flux annuel officiel d’aide au développement liée au commerce constitue une enveloppe de US$ 25-30 milliards : indemniser les pays perdants d’un Round de Doha ne constituerait donc qu’une faible augmentation de l’aide officielle au développement.

Bien évidemment, ces chiffres ne prennent pas en compte les redistributions de revenu internes à chaque pays : il y a toujours dans une nation dont l’ouverture au commerce s’accroît, des agents économiques qui y gagnent et d’autres qui y perdent et les politiques doivent trouver les moyens de compenser les perdants par la fiscalité, les transferts, la formation professionnelle...

La mise en place de transferts internationaux peut se heurter à d’importantes oppositions conceptuelles : les membres de l’OMC reconnaitraient qu’un accord engendre des gains inégaux, voire des pertes pour certains et que l’on « achèterait » la participation de ceux-ci.

Déclarer la fin du cycle de Doha demandera un courage politique important et il n’est pas évident qu’émerge le leadership politique qui pourra assumer cette décision.

Freiner l’utilisation des taxes à l’exportation et des stocks alimentaires

Il faut aussi se pencher sérieusement sur le cas des taxes et autres restrictions aux exportations. Taxer, restreindre, ou encore bannir les exportations peut en effet compter parmi les ripostes possibles à la hausse des prix des produits alimentaires dans le monde. L’OMC n’impose, à l’heure actuelle, aucune discipline sur l’utilisation des taxes à l’exportation à ses pays membres, tandis que les restrictions quantitatives à l’exportation sont autorisées sous certaines conditions dans le but d’éviter les pénuries alimentaires. Plusieurs approches susceptibles de corriger ce problème, qui crée une asymétrie perverse entre importateurs et exportateurs, sont envisageables. Premièrement, des accords sur la consolidation des taxes appliquées actuellement aux exportations, prévoyant éventuellement l’interdiction de nouvelles taxes, peuvent être négociés sur une base plurilatérale. Deuxièmement, l’OMC devrait appliquer un processus rigoureux de surveillance et de notification. On peut même songer à une taxe pigouvienne : lorsqu’un pays met en place une nouvelle restriction aux exportations sur les produits alimentaires, il est lui-même assujetti à une taxe. Cette taxe pourrait alimenter un fonds international destiné à aider les pays vulnérables à payer leurs importations de produits alimentaires en temps de crise.

Des pays pourraient s’opposer à une règlementation internationale des taxes à l’exportation, ceux qui utilisent ces taxes depuis longtemps pour alimenter leurs budgets publics : même si l’Argentine renonce progressivement à user de cet instrument, le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, le Pakistan, Cuba, l’Inde, le Venezuela s’opposent traditionnellement à des propositions de règlementation au sein de l’OMC.

Concernant les requêtes légitimes en matière de sécurité alimentaire nationale, il faut aussi encourager les gouvernements à privilégier, dans la mesure du possible, les transferts monétaires plutôt que les stocks alimentaires. La création de stocks alimentaires était une mesure de riposte phare lors des dernières crises alimentaires mondiales, mais les stocks alimentaires ont généralement trop d’objectifs : aide d’urgence, appui aux consommateurs démunis en temps de pénurie alimentaire ou de hausse des prix, appui aux producteurs en vue de maintenir les prix à des niveaux rentables... Ces mesures sont en outre très coûteuses pour les budgets publics. Les transferts monétaires aux ménages urbains et ruraux, appliqués en fonction de critères de pauvreté, constituent une option politique plus adaptée. Ces transferts permettent aux ménages démunis de composer avec les hausses de prix alimentaires, de sorte que les prix peuvent demeurer élevés et ainsi augmenter la production locale à moyen terme.

La solution des transferts monétaires, plus adaptée d’un point de vue économique, se heurtera à des difficultés d’ordre politique : d’abord elle représente un enjeu budgétaire (mais les stocks alimentaires aussi) et la mise en place d’une supervision administrative dans des pays où l’Etat est souvent peu présent. Ensuite les producteurs agricoles préfèrent la solution des stocks qui peuvent permettre de soutenir les prix locaux.

Le commerce international a joué, joue et jouera un rôle important en termes de sécurité alimentaire. Il faut pour cela privilégier la coopération internationale et celle-ci ne sera vraiment efficace que si elle est pratiquée à l’échelle multilatérale, qui plus est dans un monde où le changement climatique rendra les productions locales encore plus variables et où la gestion commune du risque sera primordiale.

 

[1] Chiffres tirés de Laborde, D., Martin, W. et D. van der Mensbrugghe, 2012, "Implications of the Doha market access proposals for developing countries", World Trade Review, 11(1):1-25. Chiffres pour 2025, les gains et pertes annuelles variant d’une année à l’autre.