Crise des réfugiés: mal de crâne national, casse-tête européen edit
L’agence Frontex dénombre plus d’1,2 million de passages illégaux des frontières extérieures de l’Union européenne entre janvier et novembre 2015, soit quatre fois plus que sur l’ensemble de l’année 2014. Rien ne laisse présager une diminution dans les mois à venir. Les flux de migrants sont une nouvelle épreuve pour l’intégration de l’Union européenne pour lesquels elle n’était pas suffisamment préparée. Elle démontre surtout que, dans le cadre d’une crise de cette ampleur, la taille critique pour y répondre ne peut être qu’à l’échelle du continent tant dans sa dimension humanitaire que sécuritaire. La solidarité des uns engage désormais les autres; le repli sur soi également.
Une prise de conscience tardive
Inscrite dans les dix priorités du programme de Jean-Claude Juncker lors de la campagne des élections européennes de mai 2014, la réponse apportée à la gestion des migrants -on ne parlait pas encore de réfugiés- répondait aux préoccupations des Etats confrontés à un afflux important venant principalement par voie maritime sur des embarcations laissées à la dérive. Les réponses proposées en 2014 (lutte contre les passeurs et l’immigration illégale, soutien humanitaire…) et la mise en avant des règles de Dublin ne répondaient pas aux besoins des pays situés à la périphérie de l’Union. Ces derniers, situés en première ligne, servaient de point de passage (Italie avec Lampedusa, îles grecques…) et ont multiplié les appels à la solidarité pour faire face à cet afflux. Or, la détérioration dans les zones de conflit, notamment en Syrie, en Irak mais aussi en Erythrée, ainsi que les mouvements de population venus des Balkans, ont accru de manière continue les arrivées sur le sol européen: le gouvernement allemand estime à 950 000 le nombre de migrants illégaux arrivés en 2015 dont environ 350 000 demandeurs d'asile. Comme l’a rappelé en septembre Donald Tusk, Président du Conseil européen, derrière la « Wilkommen Politik », les accès par voie maritime ou terrestre et le manque de frontières extérieures sont devenus pour tous les migrants un aimant vers l’Europe. Force est de constater qu’il a fallu que l’Allemagne se retrouve elle-même en situation d’appeler à la solidarité pour que les recherches de solution et la mobilisation soient plus fortes. Toutefois, au regard de trois facteurs -réponse et mise entre parenthèses de la crise grecque avec l’accord du 13 juillet, arrivée massive de réfugiés et non plus seulement de migrants économiques, saturation des capacités d’accueil allemandes – cette crise a été considérée comme une priorité européenne à partir du moment où elle est devenue une problématique continentale. Cet élément a contribué à la crispation des opinions publiques et des autorités des pays situés à l’Est et au Sud de l’Union notamment. En effet, entre les Etats qui appelaient depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, à une entraide européenne (Grèce et Italie) et ceux qui perçoivent la solidarité comme « contrainte », les dissensions sont nombreuses entre Etats comme l’illustre l’échec du Conseil européen du 25 et 26 juin en partie consacrée à la crise des réfugiés. Dans ce contexte, les propositions de la Commission se sont superposées à des réponses « régionales » souvent défensives, telles que le rétablissement des contrôles temporaires aux frontières intérieures ou un transfert peu coordonné des migrants avec d’autres pays.
L’UE à la manœuvre : quelles propositions ?
Alors que « Bruxelles » est « pointée » du doigt, rappelons que les compétences de l’Union européenne sur la gestion des flux migratoires restent juridiquement limitées, budgétairement contraintes, et politiquement sensibles. Si la Commission européenne innove avec des propositions audacieuses, telles que les quotas de répartition des réfugiés, le Parlement européen sert de caisse de résonance aux positions des partis politiques nationaux et le Conseil apparaît divisé à l’image des opinions publiques.
Dès lors, en pratique, l’Union européenne peut accompagner les Etats déficients dans la gestion des arrivées, proposer des coopérations et essayer de consolider la solidarité intra-européenne. Elle est également gardienne de l’application des règles communes et a annoncé, par exemple, le 23 septembre, 40 décisions d'ouverture de procédure d'infraction contre 19 États membres afin d'assurer le bon fonctionnement du régime d'asile européen. La Commission suit également avec vigilance l’application de la convention de Schengen et notamment le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures. Enfin, si l’accueil d’urgence est la priorité, les pistes d’une stratégie collective durable d’accueil mais également de sécurisation des frontières extérieures sont également en cours de réflexion. Dans ce cadre, le plan stratégique présenté le 13 mai par la Commission, s’est transformé en urgence politique et humanitaire. C’est le sens de l’accélération des mesures présentées dans « L’agenda des migrations » du 27 mai, complété le 9 septembre, qui préconise plusieurs actions au cours des prochains mois.
Filtrer les réfugiés pour améliorer la prise en charge
En soutien des autorités nationales, des équipes détachées par des agences européennes « aideront à identifier, à filtrer et à enregistrer les migrants lorsqu'ils entrent sur le territoire de l’UE, et à préparer et à organiser les opérations de retour des personnes non autorisées à rester ». C’est l’approche proposée par la Commission s’appuyant sur des centres d’étude des demandes d’asile, les fameux « hotspots » dont les premiers ont ouvert en Italie et en Grèce. Néanmoins, nonobstant le nombre réduit des effectifs des agences et de Frontex en particulier, le caractère de passage non obligatoire représente une des limites pratiques de ces centres. La Grèce en particulier refuse qu’ils soient fermés alors que, selon les Nations unies, plus de 500 000 personnes auraient transité par ce pays en 2015). Il s’agit pourtant d’un point essentiel pour assurer une action commune s’appuyant sur la solidarité intra-européenne, la répartition, mais également la fermeté avec une politique de retour efficace.
Relocaliser les demandeurs d’asile
Parmi les mesures impulsées par l’Union européenne, la relocalisation cristallise le plus les opinions. Présentée une première fois le 27 mai 2015 (sous la forme d’un mécanisme de relocalisation d'urgence sur 2 ans pour 40 000 ressortissants syriens et érythréens arrivés en Italie et en Grèce -en recourant à l'art.78 §3 TFUE- avec une allocation de 6 000 euros par réfugié accueilli), c’est finalement un accord portant sur un mécanisme couvrant plus de 160 000 personnes qui sera finalement conclu après l’été. L’enthousiasme des Etats a été très mesuré face au projet porté personnellement par Jean-Claude Juncker. Certains pays - Danemark, Royaume-Uni ou Irlande - bénéficient d’un « opt out » (exemption) sur ces questions, une douzaine de pays se sont montrés opposés (des pays d’Europe centrale ou orientale -Hongrie, Pologne, Etats baltes ou ceux qui estimaient ne pas être en mesure d’assumer cette charge -Espagne- mais également l’Allemagne ou la France). Une douzaine de pays étaient prêts à accepter l’idée, mais pas les critères ! Sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, dont la position a fortement évolué à la suite des événements de l’été, d’autres pays se rallient aux propositions de la Commission. Au cours du mois de septembre, la Pologne se désolidarise des Etats dits du groupe de Visegrad, prenant conscience que des réfugiés pourraient aussi venir de l’Est du continent. D’autres Etats restent fermes sur leurs positions et ne soutiennent ni le principe ni la clef de répartition. Le 22 septembre, tous les Etats membres ont voté en faveur d'une répartition des migrants sur la base du volontariat, à l'exception de la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque et la Roumanie, et ce malgré les aménagements consentis. La Finlande s’est abstenue lors du vote qui, fait rare, passe à la majorité qualifiée. Dès lors, les éditorialistes se sont demandé « si l’on pouvait imposer la solidarité ». Il apparaît surtout que le poids des images des mouvements de réfugiés entassés dans des trains, encadrés aux frontières, ou des corps échoués sur les plages européennes ont modifié la perception des migrants dans de nombreux Etats. Depuis, l’impression de flux ininterrompus, la saturation des capacités d’accueil affichées en Suède aux Pays-Bas ou en Allemagne, associés aux amalgames entre sécurité et migration crispent les opinions. En conséquence, à la fin du mois d’octobre 2015, seule une centaine de personnes avaient été relocalisées.
Créer les éléments d’une réponse européenne
Coopérer avec les pays tiers
La coopération avec les pays tiers, les aides bilatérales et une approche régionale des solutions constituent un autre volet de la réponse à la crise migratoire. L’objectif affiché est que les pays de transit filtrent les candidats à l’asile et renvoient vers leur pays d’origine ceux qui n’obtiennent pas le statut de réfugiés. C’est le sens donné au « réchauffement » des relations avec la Turquie ou au sommet avec les chefs d’Etats des Balkans du 25 octobre à Bruxelles qui s’est conclu par un accord pour augmenter les capacités d'accueil (des migrants) et atteindre 100.000 places en Grèce et dans les Balkans occidentaux avec le soutien du Haut commissariat de l'ONU. L’ouverture de chapitres de négociation dans le cadre de l’adhésion, la libéralisation des visas de courte durée, ainsi que 3 milliards d’euros de soutien ont été promis à la Turquie en contrepartie d’une gestion plus rigoureuse des flux.
Ces deux exemples illustrent les difficultés à coopérer avec les pays du voisinage. La réunion du 25 octobre réunissant les pays situés sur « la route migratoire des Balkans occidentaux » démontre également la difficile coopération avec les pays tiers. Les intérêts des pays de destination (Allemagne, Autriche et Suède) et des pays de transit (Slovénie, Croatie, Hongrie, Serbie, Bulgarie, Roumanie et Albanie) divergent. Pour la plupart de ces Etats, le passage est provisoire et ils estiment ne pas être responsables de la promesse d’accueil faite par des pays comme l’Allemagne. Or, face à des tensions importantes et le sentiment de saturation, l’Allemagne insiste pour que les filtres soient plus efficaces et bloquent ainsi les migrants, notamment ceux issus des Balkans. En réponse, le soir du 25 octobre, le Premier ministre croate Zoran Milanovic a soutenu que les Etats périphériques ne seraient pas « une zone tampon».
Mi-novembre, le sommet de la Valette a rassemblé les Etats européens et africains pour chercher des solutions communes. La création d’un «Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration illégale en Afrique» doté d’1,8 milliard d’euros a été annoncée. Ce volet financier est aussi illustratif du manque d’anticipation de la crise par l’Union européenne et ses membres. Dans son agenda des migrations, la Commission européenne souhaite comme objectif « Rétablir le financement de l’aide alimentaire au titre du Programme alimentaire mondial aux niveaux de 2014: la plupart des États membres de l'UE ont réduit leur contribution au Programme alimentaire mondial, certains jusqu’à 99 % …». Plus spécifiquement, la Commission rappelle toutefois qu’elle et « les États membres ont mobilisé quelques 4 milliards d'euros pour l'assistance humanitaire, l'aide au développement, l'assistance économique et de stabilisation aux Syriens dans leur pays ainsi qu'aux réfugiés et aux communautés qui les ont accueillis dans les pays voisins: le Liban, la Jordanie, l'Irak, la Turquie et l’Égypte. »
Plan d’action en matière de retour
Selon la Commission « l'une des incitations à la migration irrégulière tient au fait qu'il est notoire que le système de l'UE pour assurer le retour des migrants en situation irrégulière n'est pas suffisamment efficace.» Pour accroître l’efficacité du système de retour de l’UE, le plan d’action de la Commission prévoit d’encourager le retour volontaire, qui demeure l’option privilégiée, de renforcer l’application des règles de l’UE, de mieux partager les informations « pour mettre en œuvre le retour », de « renforcer le rôle et le mandat de Frontex » et de créer un « système intégré de gestion des retours ».
Cependant, les États membres ne sont pas comparables devant les mesures à prendre sur la politique du retour. En effet, selon la Commission en « 2014, moins de 40 % des migrants en situation irrégulière ayant reçu l’ordre de quitter l’UE sont effectivement partis ». Certains Etats souhaitent accélérer le processus et notamment l’Allemagne qui renforce sa politique de retour afin d’expulser les migrants qui ne répondent pas aux critères du statut de réfugié et notamment ceux originaires des Balkans. Les Albanais et les Kosovars ont représenté près de 100.000 demandes d'asile sur les 577.000 enregistrées en Allemagne entre janvier et septembre. Un accord sur la stratégie commune de la Commission reste urgent afin d'éviter les mouvements secondaires de migrants qui se seraient vu refuser le statut de réfugié et partiraient dans un pays frontalier en quête de celui-ci. Ce dernier point a par ailleurs récemment été pris en compte dans le Plan d'action en 17 points adopté le 25 octobre lors du « Sommet des Dirigeants de la route migratoire des Balkans occidentaux » et fait également l’objet d’accords bilatéraux.
Qu’attendre de Bruxelles dans les mois à venir ?
La mise en œuvre effective du programme de répartition sera au cœur de la stratégie européenne des six prochains mois. L’aspect sécuritaire est également devenu une préoccupation majeure depuis les attentats de Paris et un renforcement des frontières extérieures est prioritaire. En outre, plusieurs initiatives ont été annoncées. La Commission européenne présentera en décembre 2015 une proposition pour renforcer l’agence Frontex –même si elle n'a aucun mandat en termes de contrôles de sécurité- ainsi que la création d’un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Les discussions avec les pays tiers sur les réadmissions seront une priorité comme préconisée dans le plan d'action en matière de retour. Par ailleurs, une réforme des accords de Dublin est pressentie sans oublier la nécessité d’un droit d’asile uniformisé. Enfin, pour les migrants économiques, le programme de travail de Jean-Claude Juncker annonce pour mars 2016 un « Paquet » de mesures sur l'immigration légale dont la révision du système de «carte bleue» sur le modèle de la carte verte américaine.
Cet article a été rédigé courant novembre 2015. Les propos tenus ici sont propres à l’auteur et ne sauraient engager l’institution dont il relève.
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