Le symptôme irakien edit
L'Irak ne fut que la cause immédiate de l'échec des républicains le 7 novembre. Les électeurs ont manifesté leur refus d'un système de gouvernement qui ne reconnaissait aucune limite. C'était une réaffirmation implicite des principes de la démocratie. Mais ce n'était pas une victoire pour les démocrates, qui ont désormais le pouvoir législatif mais aucun programme.
La mésaventure irakienne ne fut que la cause immédiate de l'échec des républicains le 7 novembre. Alors que les élections de mi-mandat dépendent habituellement des enjeux locaux, les démocrates ont réussi à nationaliser un nombre suffisant de scrutins pour prendre l’avantage. Le président Bush les a bien aidés en resortant un argument qui lui avait déjà servi en 2002 et 2004, la "guerre contre la terreur".
Pourquoi le corps électoral ne s’est-il pas rendu cette fois-ci à la vision présidentielle d'un monde où nos ennemis sont partout et où la sécurité dépend d'une volonté déterminée ? Bush avait su cristalliser l'anxiété diffuse qui a suivi le 11-Septembre avec une politique fondée sur la peur, frappant d'anathème les “libéraux” et les “élites” qui dénonçaient le piège d’une guerre asymétrique. Les commentateurs considèrent que si cette rhétorique n’a pas marché cette fois-ci, c’est parce que la réalité du bourbier irakien ne pouvait plus être ignorée. Cela n’est pas faux, mais ce n’est que le symptôme d’un problème bien plus profond.
L'événement qui a fait basculer l'opinion, c’est l'ouragan Katrina en 2005. On a entendu le mot “réfugié” s'appliquer à des Américains. On a compris que la prospérité apparente (assortie de réductions d’impôts pour les riches) masquait de profondes inégalités raciales et économiques; et on a appris que le gouvernement qui était censé s’occuper des citoyens était constitué de copains politiques liés à des lobbyistes corrompus. Le public n’avait qu’un pas à faire pour reconnaître la même incompétence et la même corruption dans le ratage de l’invasion irakienne, de la gestion de l'après-guerre au rôle trouble joué dans la phase de reconstruction par des entreprises comme Halliburton. L'aura des républicains en a été ternie. Comme ils contrôlaient le Congrès, ils ont pu bloquer les enquêtes ou les réformes; mais la perspective d'une guerre longue et vaine les a renversés.
L'Irak n’est pourtant que le symptôme d'un malaise plus profond. Le projet souvent répété de Karl Rove (l’homme que l’on surnomme “le cerveau de Bush”) était de créer une majorité républicaine qui durerait une génération. À cette fin, son parti n'a pas hésité à avoir recours à son pouvoir, dans les nominations judiciaires ou au sein des agences de contrôle et dans les faveurs législatives accordées à toute une série d'alliés, qui n’étaient unis que dans le partage de cette manne. Malgré une rhétorique conservatrice promouvant un Etat faible et une certaine prudence fiscale, les conséquences budgétaires de ces largesses ont été ignorées. La centralisation du pouvoir a été justifiée par une théorie de l’“exécutif unitaire” qui a donné au président le pouvoir d’ajouter à la législation des signings statements expliquant comment il interpréterait la volonté de Congrès.
Dans ce contexte, l'influence de l'Irak sur les résultats électoraux peut être vue comme une catharsis, le moment de vérité. Elle a symbolisé le refus d'un système de gouvernement qui ne reconnaissait aucune limite. C'était une réaffirmation implicite des principes de la démocratie. Mais ce n'était pas une victoire pour les démocrates, qui ont désormais le pouvoir législatif mais aucun programme.
Ce déficit idéologique n’est pas sans avantage : par opposition aux républicains qui ont pris le contrôle du Congrès en 1994 en promettant un "Contrat avec l'Amérique”, les démocrates seront prudents. La victoire de Joe Lieberman (qui se présentait comme indépendant, après avoir été vaincu dans les primaires par un candidat anti-guerre) apparaît comme un avertissement contre des solutions radicales en Irak. La domination républicaine les avait privés d’un des instruments fondamentaux de la démocratie à l’américaine: le pouvoir d'enquêter. Mais l'utilisation correcte de cet instrument exige un jugement politique. On ne peut pas considérer les commissions d'enquête du Congrès comme des corps judiciaires qui rechercheraient la punition des partis coupables. Leur tâche est de retrouver la vision nécessaire aux travaux d'un Etat fondé sur une structure complexe de check and balances.
George W. Bush a essayé de masquer son échec en affirmant que celui-ci ne révélait qu’un désir de revenir à la coopération bipartite que lui-même avait pratiquée comme gouverneur de Texas. Mais les démocrates texans sont bien plus conservateurs que le reste du Parti; et le gouverneur dispose d’un pouvoir bien plus faible que le président des États-Unis. Cela étant, l'échec de nombreux républicains modérés, vaincus par des démocrates tout aussi modérés, risque de déplacer leur parti vers la droite, laissant un espace au centre pour des initiatives au Congrès. Quelques réformes populaires pourront être proposées : relèvement du salaire minimal, fixation de prix compétitifs pour les produits pharmaceutiques, peut-être une réforme des règles d’immigration. Les réductions d’impôts massives du passé expireront, la politique budgétaire sera réorientée et on prêtera attention au déficit. Mais les initiatives importantes seront tenues en réserve pour la campagne présidentielle de 2008.
Il ne faudrait pas, cependant, penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. George W. Bush n'a pas renoncé à la lutte. Il a proposé que le Congrès sortant, dominé par les républicains et en fonction jusqu'en janvier, fasse passer une loi légitimant l'espionnage électronique secret, sur le sol américain, des personnes soupçonnées de terrorisme; et il a demandé de confirmer la nomination du néo-conservateur John Bolton comme ambassadeur aux Nations Unies. Cela pose la question de la possibilité même d’une coopération bipartite sur l'Irak. La tâche est encore compliquée par les désaccords au sein du parti démocrate. L'espoir de beaucoup est que le rapport de la commission d'enquête indépendante co-dirigée par James Baker, l’ancien Secrétaire d'Etat de Bush père (qui a été ostensiblement ignoré par le fils) rejettera l'idéalisme autistique des néo-conservateurs. Mais si un retour à la realpolitik serait bienvenu, le risque serait d’abandonner la politique des droits de l'homme qui, depuis les administrations démocrates de Jimmy Carter et de Bill Clinton, a au moins été honorée verbalement. La prudence des démocrates sur le front intérieur va-t-elle les amener à renoncer à leurs meilleurs principes ?
Il est trop tôt pour faire des prédictions autres que générales. Mais dans la mesure où la politique néo-impériale du gouvernement de Bush a reflété sa propension à exercer un contrôle complet sur la vie politique de la nation, les résultats des élections de novembre suggèrent une perspective à long terme pour les démocrates. Des propositions législatives prudentes, associées avec une vision ambitieuse capable de renouveler la dynamique de la séparation de pouvoirs, présupposent pour la nouvelle majorité de reconnaître que le volontarisme des néo-conservateurs doit être remplacé par une politique de jugement, qui reconnaisse l'existence de limites. Cela ne veut pas dire de renoncer à toute ambition ; c'est la condition nécessaire pour définir de solides principes d'action. Cette dialectique des buts et de limites se manifestera quand les démocrates devront dépasser le simple refus de la débâcle irakienne de Bush pour élaborer leur propre politique étrangère. Un nouveau réalisme, reconnaissant les limites du pouvoir américain, ne pourra être justifié que par des principes visant au-delà de ces limites.
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