Etats-Unis : l'antiterrorisme va-t-il changer de visage ? edit
Si l’élection du 7 novembre semble avoir clos l’ère des victoires électorales du président Bush, la lutte contre le terrorisme international prendra-elle une inflexion nouvelle, aux Etats-Unis, en Irak ou en Europe ? Rien n’est moins sûr, car cinq ans après le 11-Septembre, l’antiterrorisme a déjà atteint un seuil et changé de niveau.
Il s’est internationalisé. Il y a quelques années encore, les enjeux des politiques antiterroristes restaient nationaux : la France palliait par sa loi de 1986 les difficultés posées par l’heureuse suppression de la Cour de sûreté de l’Etat, l’Allemagne répondait depuis les lois des années 1970 jusqu’aux deux Paquets législatifs de 2002 aux exigences de la « démocratie militante », les Américains avaient à dépasser les traditions issues de l’ère post Watergate… Prenant souvent appui sur la résolution 1373 du Conseil de sécurité (2001), l’ensemble des Etats membres de l’ONU ont d’une façon relativement homogène incriminé le terrorisme, lutté contre son financement, accru le partage d’information etc. Des réformes structurelles (comme 1986 et 1996 en France, 2001 aux Etats-Unis) ont été votées dans l’ensemble des pays. Certains groupes d’Etats approfondissent entre eux des actions communes et des stratégies continuent de s’opposer frontalement, comme l’approche militaire américaine à l’approche pénale européenne ; mais pour l’essentiel, la lutte contre le terrorisme est sortie en quelques années de son ornière partielle et nationale pour acquérir très récemment une forme internationale, partagée et relativement complète.
Ces mesures antiterroristes internationalisées ont été largement validées par les cours et l’opinion. Les cours ont bien sûr joué leur rôle de contrepoids : la Cour constitutionnelle allemande a récemment invalidé une méthode de collecte d’information ; en 1986 et en 1996, le Conseil constitutionnel français a limité certains aspect des réformes envisagées ; aux Etats-Unis, chacune des quatre décisions constitutionnelles concernant la politique antiterroriste du président Bush (Hamdi, Padilla, Rasul et Hamdan) a limité les prétentions de l’exécutif en matière de droit d’habeas corpus, de jugement et de détention. Reste que pour diverses raisons, les cours ne se sont pas opposées au grand mouvement de constitution et d’internationalisation des mesures antiterroristes précédemment noté. Parfois parce qu’elles n’ont pas été saisies, ou seulement de façon partielle. Parfois parce qu’elles ont jugé de la constitutionalité de mesures votées de façon provisoires et qui ont été pérennisées ultérieurement. Mais le plus souvent, c’est au nom de la nature de la menace terroriste que les cours ont d’elles-mêmes validé les restrictions, voire les suspensions, de libertés parfois constitutionnellement garanties. Aussi, en ce 8 novembre 2006, le socle de l’antiterrorisme est-il constitué.
Nul doute qu’on continuera de le réformer comme après les attentats de Londres ou comme le 26 octobre dernier, lorsque les ministres de l’Intérieur du G6 européen ont atteint des compromis en matière d’immigration, d’explosif, contrôle d’internet et de fraude fiscale. Pour autant, ces réformes s’inscriront dans un cadre définitif. L’antiterrorisme a pris une forme stable, un seuil a été atteint.
Ce nouveau pallier n’est pas exempt de tensions entre les deux continents. Sans même revenir sur la question irakienne, les Européens auraient tout à gagner d’un repositionnement de l’Administration américaine sur deux dossiers en particulier, que la victoire démocrate peut faciliter même si toute initiative législative des démocrates durant les deux prochaines années reste limitée par le mécanisme du veto présidentiel.
D’une part, la protection de la vie privée. Le compromis atteint début octobre sur le transfert des données passagers entre les Etats-Unis et l’Europe, après un refus de la CJCE de statuer quant au fond du droit malgré le plaidoyer de l’avocat général Léger, a bien révélé l’état du différend entre les Etats-Unis et l’Europe sur ces questions. Ce dossier sera renégocié dans un an et le traitement des questions du respect de la vie privée dans le cadre de la lutte antiterroriste n’en est qu’à son début. De nouveaux compromis sont négociables.
Il y a surtout, le respect de certaines normes internationales, depuis l’interdiction des extraordinary renditions par les Etats-Unis jusqu’au respect des conventions de Genève. Les Européens ont ici une position absolument commune au moment où la défaite de Bush rend celle des Américains plus fragile. Les illusions suscitées par la décision de la Cour suprême Hamdan v. Rumsfeld et entretenue par l’administration Bush durant l’été (note du secrétaire à la Défense du 7 juillet 2006, déclaration du président Bush du 11 juillet 2006) sur, entre autres, l’internalisation et l’application universelle de l’article 3 commun aux Conventions de Genève n’ont pas passé l’automne.
Aucun des amendements sénatoriaux sur une sunset clause (Sen. Robert Byrd), l’interdiction des techniques d’interrogation spécifiques comme le waterboarding (Sen. Ted Kennedy) ou l’habeas corpus (Sens. Arlan Specter et Patrick Leahy) n’ont empêché la signature du drastique Military Commission Act. Entre autres, le président y acquiert « l’autorité d’interpréter le sens et l’application des conventions de Genève » (section 8). Le président Bush a déjà proposé une lecture duale des Conventions de Genève par laquelle les Etats-Unis pourrait recourir à la torture, comme ils le font depuis plusieurs années dans des lieux de détention situés hors de leur territoire et tenus secrets : en maintenant les détenus dans des positions de stress, à des températures extrêmes, en les privant de sommeil, et en les soumettant éventuellement au waterboarding. Aucune prohibition explicite n’est prononcée contre l’admission de preuves ainsi obtenues. Le viol et les abus sexuels sont définis en contradiction avec le droit international. Les crimes de violence sexuels y sont définis d’une manière si étroite que certains des scandales d’Abu Ghraib comme la nudité forcée ne sont pas justiciables. Le Parti démocrate a capitulé sur cette question pour remporter les élections du 7 novembre et avec l’espoir que la Cour suprême statue rapidement sur ces privations de droits constitutionnels. Des actions en justice ont déjà été introduites (Mohammed v. Rumsfeld, Khan v. Bush...), et certaines ont même déjà été plaidées (en appel, Al Odah v. USA et Boumediene v. Bush…).
Reste que, d’expériences partagées en mise en œuvre commune de résolutions onusiennes, l’antiterrorisme s’est donc largement constitué et internationalisé. Cette matrice universelle hésite encore sur certaines valeurs qui la gouvernent et la limitent. Quelle conception de la vie privée ? Quelle force pour les Conventions de Genève ? C’est sur cette question, à la fois dérivée et primordiale, et où les Européens sont unis quand les Américains ne le sont pas, que les élections de mi mandat pourraient être une chance à saisir pour les Européens.
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