La malédiction de l’accès libre edit
En ces temps de COP21 et de transition énergétique, il est utile de regarder plus attentivement l’économie des ressources renouvelables, le bon exemple étant la pêche industrielle. Les poissons de la mer se reproduisent naturellement, mais si la pêche est excessive, le stock diminue, jusqu'à une possible extinction pour une longue durée, voire pour toujours si jamais une autre espèce de poissons a pris la place écologique de la précédente. Malheur ainsi au thon rouge de la Méditerranée, à la morue de certaines zones de l’Atlantique et à l’anchois sur les côtes chiliennes.
Comme on va le voir, ce petit modèle, illustré en six graphiques (similaire à une présentation faite par Thomas Sterner, professeur invité au Collège de France, dans un cycle de conférences tenu en ce moment sur l’écologie économique), est d’application bien plus générale.
Le graphique 1 décrit quel est le niveau de la production selon l’effort (de pêche) fourni. Par effort, on peut penser par exemple au nombre de bateau affrétés pour la pêche. Si l’effort est nul, la prise de pêche est également nulle ; mais si l’effort est démesurément grand, la prise de poisson, après un maximum, tend vers zéro, ce qui probablement s’accompagne d’un stock de poissons réduit à néant.
Il y a donc un niveau d’effort optimal, celui où la production est la plus forte (Pmax). A signaler que tous les points sur la courbe bleue sont des « équilibres », ce qui veut dire, par exemple pour le point B sur le graphique, que la prise de pêche y est constante et le stock de poissons stable, bien qu’à un niveau inférieur que si l’on était à l’effort optimal.
Le graphique 2 introduit les coûts. En effet, un effort accru (par exemple un nombre de bateaux plus important) accroit le coût de la pêche. L’écart entre la production et le coût est le profit consolidé de l’industrie des pêcheurs, pour un effort donné de production.
Si l’accès à la pêche est libre, ce qui caractérise un équilibre concurrentiel avec libre entrée des pêcheurs, chaque pêcheur poursuivra son effort jusqu'à égaliser son coût et le revenu de sa production, c'est-à-dire jusqu'à rendre nul le profit sur sa dernière prise de pêche. C’est ce que montre le graphique 3.
C’est bien ce qu’on appelle la malédiction de l’accès libre, ou encore la malédiction des communs, pour reprendre le titre du célèbre article de Hardin (1960) : le libre accès réduit la production et le stock de poissons. Le profit est privé, mais le dommage de la surexploitation est collectif. (Le terme de « malédiction des communs » prête à confusion et doit être rejeté, puisqu’il peut y avoir des organisations sociales, par exemple sous forme de communautés villageoises de pêche, qui arrivent à réglementer la ponction sur la ressource en dehors de structures de marché. C’est un point mis en évidence par les travaux de Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, comme l’évoquait un précédent billet de Telos.
Le drame dans cette malédiction, c’est qu’on en sort difficilement. Le graphique 4 illustre par exemple l’effet d’un progrès technique, comme des chalutiers plus puissants ou bien dotés de GPS et de lasers. En raison de ce progrès, la courbe de coût unitaire se déplace vers le bas. Chaque pêcheur a intérêt à adopter la nouvelle technologie, puisqu’elle lui assure individuellement un profit plus grand et, à ne pas l’adopter, le condamne à être évincé. Mais le résultat en est très rapidement, par le jeu de la concurrence, un nouvel équilibre caractérisé par un rendement plus faible et bien-sûr un stock de poisson encore diminué. Le progrès technique, dans le cadre de la libre entrée, est destructeur : le gain qu’il apporte est transitoire, le dommage permanent.
Une remarque ici, propre à la pêche. Les poissons évoluent souvent en bancs regroupés, ce qui est sans doute le résultat d’une sélection évolutive : être en banc plutôt que dispersé sur la mer réduit la probabilité que les prédateurs les repèrent. On se rappelle que Churchill, ministre de l’Amirauté pendant la Première Guerre mondiale, avait dû imposer à ses amiraux que les bateaux militaires qui assuraient le trafic transatlantique évoluent en convoi plutôt que dispersés : c’est de cette manière – non intuitive – qu’ils arrivaient à minimiser les dégâts causés par les sous-marins allemands. Hélas, cette pratique immémoriale se retourne contre la survie des poissons en raison de la technologie des lasers, qui rend immédiatement détectables les bancs de poissons : la prédation s’accroit à coût quasi-nul.
Devant la raréfaction de la ressource, les politiques publiques ne font souvent que se plier à la pression des pêcheurs, par exemple par une aide publique aux bateaux, au prix du carburant, etc. Une telle politique est contreproductive, puisqu’elle a exactement l’effet du progrès technique, celui de déplacer la courbe de cout vers le bas et donc d’accroître encore la déplétion de la ressource.
Le modèle ainsi présenté est déterministe. En réalité, il y a des chocs aléatoires. Que se passe-t-il par exemple si les pêcheurs, non contents de s’arrêter à l’équilibre concurrentiel, poursuivent leurs efforts ou font une pêche exceptionnellement heureuse. Le graphique 5 répond à la question. La dynamique de l’équilibre est rompue. S’il y a, en temps 1, un rendement accru, le stock de poisson se réduit, ce qui veut dire qu’en temps 2, le rendement d’équilibre sera réduit. On peut arriver ainsi jusqu'à l’extinction complète, temporaire ou irrémédiable, de la ressource.
Quelle est la solution à cette malédiction ? C’est ce qu’illustre le graphique 6, à savoir le monopole ou la mise en place d’une réglementation qui limite la pêche soit au point de l’effort optimal, soit encore, dans un cadre de marché, au point de profit maximal pour l’industrie. Dans ce dernier cas, le monopole fournira ses efforts jusqu'au point qui rend maximum son profit (c'est-à-dire, pour être un peu technique, au point où le coût marginal est égale à la recette marginale, ou encore sur le graphique, le point où la tangente à la courbe de revenu (en vert sur le graphique) est parallèle à la droite de coût). La production est légèrement inférieure à la production optimale, mais correspond à un stock de ressource plus élevé.
A défaut d’un monopole public, difficile à mettre en place, notamment pour la pêche qui reste une activité privée voire artisanale, y a-t-il des mesures de politique économique (des « mécanismes ») qui pourraient simuler cet équilibre de préservation de la ressource ? Il en existe pour la pêche, plus ou moins efficaces : les quotas simples (mais qui supposent une surveillance très coûteuse et une capacité à réduire la pression des lobbys) ou mieux des quotas individuels transférables, le régulateur choisissant la production maximale et autorisant les pêcheurs à les échanger entre eux, un mécanisme qui incite les pêcheurs à s’associer à l’effort de maîtrise de la ressource. En effet, plus le quota général est strict et donc le stock de poissons et la facilité à les attraper sont grands, plus les quotas individuels ont de la valeur. Le mécanisme permet aussi de gérer au mieux des intérêts des pécheurs la réduction de leur nombre.
Une leçon plus générale?
A l’examen, beaucoup d’industries suivent une logique proche de l’exploitation d’une ressource rare ou à renouvellement lent. Les industries d’exploitation des ressources fossiles sont dans un cas proche, d’où le débat sur le prix du carbone. L’industrie bancaire est un autre exemple : la libre entrée et la libre concurrence ont pour effet d’accroitre fortement la capacité de production et de réduire les profits, sachant que les besoins en service bancaire de l’économie ne sont pas illimités. Les banques sont ainsi poussées à réagir en prenant davantage de risque ou en introduisant du « progrès technique », pas nécessairement utile, pour éviter la malédiction de l’accès libre à une clientèle limitée. C’est toute la difficulté de la régulation, qui, à limiter légitimement l’entrée, favorise la profitabilité, sans nécessairement réduire les risques du système. On est, comme dans le cas de la pêche, dans une problématique de détection des bons « mécanismes » faisant coïncider optimum privé et optimum social.
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