Une curiosité : le nouveau code du travail australien edit
De l'autre côté de la planète, au pays des kangourous et des ornithorynques, une démocratie avancée s’est lancée il y a peu dans la politique la plus antisociale de l'histoire économique moderne. Le gouvernement de John Howard avait promulgué en 2005 les lois WorkChoices (WC), fédéralisant le droit du travail sans tenir compte des objections des Etats qui en étaient jusque-là responsables. Les nouvelles lois sont entrées en vigueur en mars 2006, quand la Cour suprême australienne a déclaré constitutionnelle cette centralisation du pouvoir.
Comme la plupart de mes collègues de l’hémisphère nord, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à l’Australie. A l'université j'ai appris que le pays avait des « cours industrielles » pour définir les salaires minimaux et les conditions de travail dans les différents secteurs. Des juges au lieu des marchés ? Bizarre ! Mais si nos amis des antipodes ont envie de jouer la différence, c’est leur affaire. Pourtant, le nouveau code du travail australien constitue une telle rupture avec les traditions occidentales qu'il mérite un peu d’attention. Il a été promulgué dans une période de prospérité, sans que les excès des syndicats ou des patrons ne menacent l’économie ou le système social. Du point de vue des sciences sociales, on réunit quasiment les conditions de l’expérience parfaite – un changement juridique radical, sans cause ni justification économique.
Comme dans les autres démocraties occidentales, le droit du travail australien s’est construit historiquement en protégeant les droits collectifs des salariés et en affermissant leur position dans les négociations, tout en limitant le pouvoir de nuisance économique des syndicats et en garantissant les droits démocratiques de leurs membres. Les lois WorkChoices font exactement le contraire. Elles bousculent la hiérarchie des normes en accordant aux contrats individuels une valeur juridique supérieure à celle des accords d’entreprise, qui ont eux-mêmes une valeur supérieure à tous les autres accords collectifs.
Cet été, à la demande des Etats australiens, j'ai entrepris d’analyser les conséquences économiques de cette législation. En téléchargeant les textes de WorkChoices, j'ai trouvé une loi de 687 pages avec un additif de 565 pages, l’ensemble modifiant profondément les 861 pages de la législation précédente. Le nouveau texte est scandé par la formule « ne peut pas », restreignant profondément la possibilité pour les entreprises et leurs salariés de conclure des accords. Par exemple, les entreprises et les salariés n’ont pas le droit de déduire les cotisations syndicales des registres du personnel, d’indiquer comment sera renégocié un accord, ou de limiter ou réglementer les conditions faites aux sous-traitants et aux intérimaires ; les entreprises n’ont pas le droit d’autoriser un syndicat à participer à une procédure de résolution de conflit sur ses propre droits ; les syndicats n’ont pas le droit de contester un licenciement abusif au motif qu’il serait dur, injuste ou déraisonnable ; et ainsi de suite, pendant 600 pages. Le texte donne en outre pouvoir à un représentant de l’Etat d’annuler les termes d’un contrat qui contreviendraient avec la loi.
On est loin ici des réformes de Madame Thatcher et de la déréglementation menée par les conservateurs des années 1980, dont l’un des enjeux était de donner aux travailleurs et aux entreprises plus de liberté pour négocier. Personne ne s’étonnera que le texte ait suscité l’opposition unanime, toutes tendances politiques confondues, des économistes du travail et des experts en relations sociales. Depuis les tous premiers jours du syndicalisme, c’est la première fois qu’un gouvernement tente de miner l'action collective des travailleurs d’une façon aussi spectaculaire et d’instituer des modes de négociations aussi favorables aux entreprises.
Certaines parties de la loi ont si peu de sens sur le plan économique qu'on a l’impression que le gouvernement Howard a recruté pour l’écrire une équipe de juristes payée par le patronat. Et ce n’est pas très loin de la vérité : la rédaction de la loi a été sous-traitée aux grands cabinets d'avocats australiens qui représentent les entreprises. D’où ces centaines de pages écrites pour accroître le pouvoir de leurs clients sur les travailleurs.
Le nouveau code du travail a rendu le gouvernement Howard si impopulaire qu'il est largement distancé par l’opposition dans les sondages. Six électeurs sur dix rejettent une loi considérée comme injuste envers les salariés. Une étude menée par The Institute of Management montre qu'une majorité de salariés pensent que la loi va dégrader les salaires et la sécurité de l’emploi. Et les premiers contrats signés, dans le secteur hospitalier, suggèrent d’importantes pertes de revenus pour les salariés du bas de l’échelle. Les employeurs ne se donnent pas la peine de négocier individuellement. Ils sortent des accords d’entreprise, et disent aux salariés que c’est à prendre ou à laisser.
Reconnaissant que sa loi suscitait une forte opposition, le gouvernement a essayé de changer le nom « WorkChoices », mais il n’a pas trouvé d’alternative attrayante. « Howard’s Folly » ? « La grande arnaque » ? Il a nommé un médiateur pour aider les salariés qui souhaiteraient se plaindre – appelez un fonctionnaire à Canberra, la capitale fédérale, et il s'occupera du problème ! L'opposition promet pour sa part d'éliminer les accords d’entreprise et de développer un nouveau code du travail, basé sur un large consensus, pendant les deux ans à venir. Le gouvernement ne dit pas ce que seront ses projets. Mais quiconque sera élu cet automne devra déchirer WorkChoices et profiter de l'occasion pour rédiger un code du travail vraiment moderne.
La science économique offre à cet égard trois principes.
Tout d’abord, la loi doit encourager une négociation efficace – c’est-à-dire une négociation qui « ne laisse pas d'argent sur la table ». D’après le théorème de Coase, cela signifie des règles claires et simples pour permettre aux salariés et à la direction de négocier pour une efficacité maximum même s’ils discutent âprement de la distribution. Quelques règles fondamentales sur les droits de propriété et la relation d'emploi, et des accords d’entreprise de préférence à des centaines de pages de fais-pas-ci et fais-pas-ça.
Ensuite, la science économique suggère de laisser l’Etat hors de la négociation sociale. Hayek était peut-être un conservateur grincheux terrifié par une menace communiste désormais désuète, mais il avait raison de vouloir confier la décision à ceux qui sont le mieux informés, soit au niveau le plus décentralisé, celui de l’entreprise. Il faudrait même à nos yeux que les salariés, leurs représentants et la direction aient la possibilité d’expérimenter des modes de contrat alternatifs. La diversité doit être encouragée, car une chaussure n’ira pas à tous les pieds. Si votre entreprise souhaite inclure dans un contrat une proposition offrant une solution à un licenciement dur, injuste ou déraisonnable, elle doit avoir le droit de le faire.
Troisièmement, les parties concernées par le code doivent pouvoir s’entendre plutôt que de chercher à imposer leurs solutions par la force. S'il y a une leçon à retenir de la gestion des ressources humaines, c'est que la participation des salariés aux décisions et leur capacité de s’exprimer sur leur lieux de travail sont essentielles pour maintenir un lieu de travail sain et productif. Les lois WorkChoices sont fondées sur une vision obsolète du contrôle et du fonctionnement des lieux de travail, bien loin du monde actuel dans lequel les entreprises fonctionnent sur la base de partenariats, d’incitations collectives, d’équipes de production, d'intéressement des salariés aux bénéfices et d’attribution d'actions.
Enfin, la science économique suggère que le code du travail donne aux salariés des garanties sur la protection sociale, même si cela pèse sur les résultats. Jusqu’à quel point ? C’est une question politique, qui peut être discutée en fonction des coûts et des avantages des différentes solutions. Vision de gauche : « Un peu d’inefficacité économique n’est pas trop cher payer si cela empêche les employeurs de commettre trop d’injustices flagrantes ». Vision de droite : « Peut-être vaut-il mieux courir le risque de quelques injustices de la part des employeurs si on obtient plus de résultats ». On peut souscrire à l’une ou l’autre de ces déclarations tout en restant dans le cadre d’une analyse économique comparant les coûts et les bénéfices.
S’il est réélu cet automne, le gouvernement maintiendra WorkChoices et nous verrons les résultats de cet extraordinaire effort pour détruire l'action collective des travailleurs. Pour le bien des sciences sociales, il serait vraiment intéressant de voir l'expérience poussée jusqu’au bout. Mais pour le bien des Australiens, il serait préférable que l’expérience se termine avec les élections. Faites attention à ce qui se passe aux antipodes, camarades.
Une version anglaise de cet article est publiée sur VoxEU.
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